« Cadogan ! »

Le dénommé Cadogan se redressa en sursaut. Sa chemise bleu ciel était froissée et une tache s’était formée, là où la goutte de café tombée sur son bureau s’était imprégnée dans le tissu. Il avait la bouche pâteuse, les yeux encore mi-clos. Il faisait un doux rêve jusqu’à ce que la voix impérieuse de son collègue ne l’éveille avec brusquerie. Il respirait le parfum délicieux de Pepper, il sentait ses cheveux doux caresser sa joue rugueuse et il souriait bêtement, comme à chaque fois qu’il finissait la soirée en sa compagnie. Il avait été bercé par le bruit des touches de clavier de ses voisins, ainsi que par le roucoulement de la machine à café et n’avait pas pu résister à l’envie de fermer les yeux, rien qu’un instant. Mais cet instant s’était prolongé et Eugene était tombé dans l’inconscience, là où ses fantasmes semblaient remonter à la surface pour l’emporter dans des songes qu’il n’aurait pas voulu voir finir. C’était des images floues mais le parfum semblait tellement réel qu’un instant, Eugene se demanda si la jolie call-girl n’était pas effectivement passée par son bureau pour le rendre fou.
D’un côté, Eugene s’en voulait mais la présence de Pepper avait tôt fait d’enrayer tout sentiment de culpabilité. Le temps passé avec elle était bien trop précieux et agréable pour être regretté, même si une autre femme l’attendait à son retour à la maison. Tout le monde savait pour lui et sa petite amie. Personne n’était au courant pour lui et Pepper et c’est ainsi que les choses devaient rester. Tant que tout restait dans cet ordre, tout irait bien, personne ne serait blessé et ils pourraient tous continuer à vivre tranquillement au cœur de Ruby Creek Falls. Enfin, tranquillement était un bien grand mot pour Eugene à ce moment précis car lorsqu’il tourna la tête pour dévisager son collègue, le sourire en coin que celui-ci affichait ne lui dit rien qui vaille et pour cause…

« Madame Walker veut te voir, je crois que c’est au sujet de son compte épargne. »

Eugene réprima à peine le soupir qui vint oppresser son torse. Madame Walker devait être la femme la plus agaçante de toute la bourgade. Cette vieille harpie avait perdu son mari durant la Seconde Guerre Mondiale et ne s’était pas remariée depuis. Toujours prête pour sermonner les jeunes d’aujourd’hui, c’est à Eugene qu’elle adorait se confier plus que tout, s’imaginant que le sourire poli qu’il arborait à tout temps de la journée signifiait qu’il l’écoutait attentivement, pourtant, aurait-elle demandé à Eugene son avis qu’il n’aurait pas su répondre, le flot incessant de paroles de la vieille dame entrant par une oreille et ressortant immédiatement par l’autre. Le jeune homme avait développé cette particularité au cours de ces dernières années et pour cause, avec un parent sénile, c’était encore ce qu’il avait de mieux à faire. S’apprêtant à subir les bavardages de sa plus fidèle cliente, Eugene abandonna sa chaise pour attraper le dossier de Madame Walker. Il ne remarqua qu’en fermant le casier que sa chemise était tachée et après avoir poussé un râle de lassitude, il replia ses manches jusqu’au coude, lui donnant directement un air plus décontracté que dans son costume sombre habituel. Il glissa ensuite le dossier sous son bras et quitta ce qui lui servait de se bureau pour se diriger vers une pièce à l’écart. C’était une pièce qu’il avait baptisée « Walker Room » tant il passait le plus clair de son temps à expliquer et réexpliquer les termes et conditions de son compte épargne. La dame âgée devait être la personne la plus riche du coin, se disait souvent Eugene en montrant les extraits de compte à la propriétaire. Il se doutait bien qu’elle devait vivre misérablement, ne dépensant pas un centime sans l’avoir bien mesuré avant et Eugene trouvait cela très dommage. Le jour où elle décèderait, elle laisserait une sacrée somme à une ville où elle ne laissait aucun descendant, étant restée veuve – et probablement même vieille fille – jusqu’à sa mort. Eugene n’aurait pas pu vivre d’une telle façon. Chaque centime gagné au cours de ces longues journées, il le stockait pour payer la maison, pour entretenir sa petite vie de couple plutôt terne et pour le reste, c’était la jolie blonde de ses songes qui bénéficiait de son salaire. Il préférait de loin payer Pepper pour passer une soirée exquise en sa compagnie plutôt que de mettre de l’argent de côté. Argent qu’il n’utiliserait peut-être jamais ou en tout cas, pas quand il le souhaiterait.
En pénétrant dans Walker Room, Eugene trouva Mme Walker installée à la table, son petit sac en cuir sur les genoux et son air pincé toujours figé sur ses traits ridés. Le jeune banquier afficha son sourire le plus commercial et avenant et salua sa cliente avec emphase, s’installant face à elle – et par la même occasion, face à la vitrine qui donnait sur Main Street. Il lui sourit lorsqu’elle porta ses yeux gris sévères sur lui et dénigra sa tenue négligente. Eugene s’excusa, lui avouant avoir taché sa chemise par inadvertance. Mme Walker émit un petit reniflement dédaigneux et Eugene comprit qu’elle n’était définitivement pas dans un de ses beaux jours.

« Que puis-je faire pour vous, Mme Walker ? » demanda-t-il comme si elle ne venait pas de le traiter avec mépris.

Posant significativement son sac sur la table, la cliente extirpa un carnet d’extraits de compte épais comme la Bible et posa ses petites lunettes rondes sur son nez, après avoir cherché celles-ci pendant une bonne poignée de minutes. Elle commença à feuilleter ses extraits un à un, humidifiant son index à chaque fois qu’elle peinait à les faire tourner et Eugene comprit qu’il en avait pour deux bonnes heures à devoir revenir sur des choses basiques pour n’importe quel autre client mais compliquées pour la vieille dame de nature suspicieuse. Elle allait certainement remettre en cause des dépenses dont elle ne se souvenait plus et Eugene tenterait tant bien que mal d’essayer de l’aider à se souvenir à quoi celles-ci correspondaient. Il profita du fait qu’elle était trop concentrée sur ses chiffres pour se laisser aller contre le dossier de sa chaise, émettant un soupir muet avant de porter son regard sur la rue principale en pleine effervescence. C’est là qu’il repéra la silhouette parfaite de Pepper, occupée à faire du lèche-vitrine sur le trottoir qui se trouvait de l’autre côté de la rue.

« Vous m’excusez, une seconde ? J’en ai pour un instant »

En réalité, il ne laissa pas à la vieille dame l’opportunité de rouscailler, il quitta la pièce, laissant la porte entrouverte, avant de sortir de la banque, tirant son téléphone portable de la poche de son pantalon sombre. Il s’éloigna un peu de la porte d’entrée principale et composa le numéro qu’il connaissait maintenant par cœur, avant de porter l’appareil à son oreille, observant la demoiselle, de l’autre côté. Elle mit quelques secondes à réagir puis sembla fouiller dans son sac avant de tirer son téléphone, de jeter un œil à l’écran avant de laisser un sourire apparaitre. Elle se tourna alors dans la direction d’Eugene tout en répondant d’une voix enjôleuse.

« Dis-moi que tu es libre ce soir » souffla Eugene en la fixant, un sourire charmé sur le visage. « Il y a un vernissage dans la ville voisine. Je t’invite au resto, en plus » ajouta-t-il comme si cela ferait changer d’avis la jolie call-girl, dans le cas où elle n’était pas libre.

Il entendit son rire doux à l’autre bout et se laissa aller contre le mur en soupirant. Elle accepta et il lui souffla qu’il viendrait la chercher, comme d’habitude. Ils avaient leur point de rendez-vous personnel, il n’y avait pas besoin de davantage pour qu’ils se comprennent. La soirée planifiée, il raccrocha et rangea son téléphone, regardant Pepper jusqu’à ce qu’elle feigne d’être retournée à son après-midi shopping. Alors, seulement, retourna-t-il à l’intérieur pour retrouver la bien moins charmante Mme Walker.

« J’ai vu votre femme, tout à l’heure » dit-elle à son entrée.

Eugene faillit la corriger. Leigh et lui n’étaient pas mariés. Il s’agissait de leur meilleure amie d’enfance, à lui et Christopher. Il avait toujours imaginé que Leigh et Christopher se marieraient un jour mais son jumeau avait quitté Ruby Creek Falls des années plus tôt et c’est un peu parce que tout le monde attendaient d’eux qu’ils forment un couple que Leigh et Eugene s’étaient mis ensemble. Mais là où leur amitié était joyeuse et complice, leur couple semblait bien terne et monotone. Toutefois, ils gardaient les apparences et personne ne les embêtait plus.

« Ah oui ? » répondit-il distraitement en se rasseyant près de sa cliente. « Alors, dites-moi tout… » conclut-il finalement cet interrogatoire, invitant Mme Walker à lui faire part de ses réclamations.

HORS-JEU ; Show us your true colors

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