Le grand corps dépassait à moitié. Seules ses jambes étaient visibles alors que le torse et la tête disparaissaient sous la voiture. Lorsque l’adolescente pointa le bout de son nez et aperçut la silhouette tachée de noir, un sourire canaille vint se dessiner sur ses lèvres fines. Comme prévu, il travaillait. À croire qu’il n’avait que cela en tête, au mépris des choses essentielles de la vie, selon elle : fête, célébrité, popularité, alcool et garçons ! Ou filles, dans son cas à lui. Quoique, le doute subsistait toujours quant à la direction empruntée par la sexualité de Jared. Ce n’était pas officiel, juste une rumeur qui courait sur son dos. Elle, elle s’en contrefichait, qu’il soit gay ou non, finalement, ça n’avait aucune importance.
Se glissant près du véhicule au capot ouvert, Lena jeta un coup d’œil pour vérifier que le jeune garagiste n’avait pas senti sa présence. Elle réprima un gloussement en voyant son visage grimaçant tandis qu’il bidouillait Dieu sait quoi sous l’engin. Se raclant discrètement la gorge, elle s’adossa à la carrosserie, croisa les bras sur sa poitrine menue et s’exclama sur un ton faussement autoritaire et exigent.

« Dites donc, jeune homme, ma voiture n’était-elle pas censée être prête depuis ce midi ? »

Un bref moment de silence et le visage de Jared McConroy apparut, d’abord piqué par la curiosité puis amusé en découvrant l’identité de la fausse propriétaire. Il secoua la tête d’un air désapprobateur et abandonna son activité sur le champ, se relevant avec agilité pour surplomber la demoiselle de sa haute stature. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt alors qu’elle frisait le mètre soixante-cinq. Il fit mine de frotter sa paume moite sur son jean élimé et tendit ensuite la main à la nouvelle venue, comme pour la saluer. C’était une taquinerie, bien évidemment, comme il savait que jamais elle n’accepterait de lui serrer la main, surtout dans cet état-là. Ce fut donc sans surprise qu’elle dédaigna l’offre et se décolla du véhicule.

« Je croyais que tu sortirais un peu, par cette température ! » le réprimanda-t-elle en se dirigeant vers le bureau, à une poignée de mètres de là, s’y installant comme si elle en était la propriétaire. « Tu vas mourir, un de ces quatre ! Et personne ne le remarquera, puisque tu ne te sociabilises pour ainsi dire pas ! »

Le jeune homme n’essaya même pas de se défendre. Il était vrai qu’il n’aimait pas énormément se mêler à la foule. Depuis qu’il avait acquis le garage, il y vivait presque en refuge. Il avait aménagé l’endroit, avait bataillé pour certains travaux mais le résultat final lui convenait parfaitement, alors il ne s’en plaignait pas. Quant à sa dernière remarque, ils savaient tous deux qu’elle avait tort. S’il était de notoriété publique qu’il n’était pas Mister popularité, il était aussi clair et net qu’il pouvait compter sur les quelques rares amis qu’il possédait – et qui pouvaient se compter sur les doigts d’une main.
Sans un mot, Jared se dirigea vers un évier de fortune et s’y arrosa les mains d’un savon inodore, frottant méticuleusement ses doigts avant de les rincer. Il attrapa ensuite deux canettes qui trainaient là depuis quelques heures, et revint vers son invitée surprise. L’une des boissons atterrit entre les mains graciles de Lena et elle la porta rapidement à ses lèvres, manquant de peu de tout recracher lorsqu’elle réalisa que le liquide n’était pas des plus frais.

« Désolé, le frigo est en panne… » s’exclama Jared en lui offrant un petit sourire d’excuse, anticipant déjà la réaction virulente qui n’allait pas tarder à surgir.

Lena ne réprima sa remarque que parce qu’elle était forcée d’avaler la gorgée restée dans sa bouche. Ou bien était-ce à cause de la silhouette qu’elle venait d’entrapercevoir au loin, lui faisant immédiatement oublier l’incident. Ce fut le changement radical d’expression qui alerta Jared. Il se tourna vers l’endroit qu’elle fixait, portant la canette à ses lèvres, peu ennuyé par la température de celle-ci. Ses traits à lui ne changèrent pas. Il garda le visage de marbre, figeant son attitude gentiment moqueuse sur sa figure. Il avait de grands yeux expressifs qui lui donnaient ce reste de candeur qui avait quitté le faciès de la plupart des jeunes hommes de son âge. Le nez droit et les cheveux en bataille, il arrivait qu’on le rajeunisse de quelques années. Mais il ne s’en formalisait pas, il prenait rarement les choses mal, étant quelqu’un de calme et rêveur, pour éviter le terme d’introverti. Il ne l’était pas, en réalité. Pas à son goût, du moins. Il n’avait aucun mal à discuter avec les gens qui venaient dans son garage. Il ne les fréquentait pas, c’était la seule différence. Il n’aimait pas se mêler à des gens excités, la dépense d’énergie n’était pas trop son truc. Son corps en étant la preuve vivante : il était grand et aurait pu être mieux bâti s’il avait fréquenté un temps soit peu les salles de musculation. Mais comme bien d’autres choses, il n’affectionnait pas ce genre d’activité, préférant les sports qui ne requéraient pas de partenaire. Réparer des voitures, lire, photographier, écouter de la musique étant un petit échantillon de ses activités quotidiennes. D’ailleurs, un vieil album de Jeff Buckley envahissait le petit garage dont Jared était le propriétaire.
Bientôt, la jeune femme se laissa davantage deviner, mais Jared l’aurait reconnue entre mille. Parce qu’il la connaissait depuis des années – elle était sa meilleure amie – mais également, et surtout, parce que depuis toutes ces années, il en était fou amoureux. Elle pénétra dans la pénombre qu’offrait le vieux garage et elle décocha un sourire aux deux complices, le genre de sourire qui faisait littéralement chavirer le cœur du jeune garagiste. Et à chaque fois qu’elle venait lui rendre visite, il se disait qu’elle devait trouver l’endroit agréable, sinon elle ne viendrait pas aussi souvent. Du moins, c’est ce qu’il espérait…
Le garage était situé dans un quartier plutôt tranquille, légèrement à l’écart du centre de Ruby Creek Falls sans pour autant en être complètement séparé. Il s’agissait d’une bâtisse usée par le temps, la peinture de l’enseigne s’était écaillée et décolorée à un tel point qu’il était à présent assez difficile de déchiffrer ce qu’il y était écrit. Il s’agissait d’un nom à la consonance slave, probablement celui de l’ancien propriétaire. Jared n’y avait pas touché. Par respect pour le vieil homme qui n’avait eu aucun fils à qui léguer son commerce, mais également parce qu’il trouvait que cela conférait une atmosphère particulière à cet endroit paisible. C’était d’ailleurs ce détail qui avait attiré l’attention du jeune homme, quelques années plus tôt alors qu’il passait par-là, la tête ailleurs, comme souvent, les mains dans les poches tandis que son air distrait était dépeint sur ses traits imberbes. Son regard clair avait survolé les lettres rouges effritées, ne s’y était pas arrêté et il avait encore marché ainsi quelques mètres avant que son cerveau ne semble avoir le déclic. Il était alors revenu sur ses pas pour admirer l’ensemble du travail. N’allez pas vous imaginer que Jared avait un quelconque talent en ce qui concernait l’architecture ou l’immobilier. C’était un rêveur né, un distrait notoire, un garçon tendre, paisible et pacifique. On disait souvent qu’il n’y avait pas plus gentil que lui. C’était également un jeune homme à l’imagination débordante et ce qu’il vit ce jour-là, ce ne fut pas l’affaire prospère qu’il pourrait récupérer avec un peu de chance, c’était un moyen de vivre, une façon de voir la vie qui lui plaisait énormément et s’il ne traversa pas la rue ce jour-là, l’envie n’en manqua pas pour autant.

« Alors ? Tu n’es pas prêt ? » s’enquit Frieda en le toisant d’un air faussement autoritaire.

Jared la contempla un instant puis laissa la surprise se glisser sur ses traits fins, parfois androgynes, il n’y avait guère que lorsqu’il était ainsi barbouillé de cambouis qu’il semblait plus viril. Heureusement pour lui, il avait légèrement changé au cours de ces dernières années. S’il avait dû rester le frêle et maladif garçon qu’il avait été durant toute son enfance et adolescence, Dieu sait s’il n’aurait pu aboutir à ce fameux projet qui lui avait tant tenu à cœur, au cours de ces dernières années. Les sourcils en accent circonflexe, il pencha la tête sur le côté et interrogea Frieda. Visiblement, elle avait prévu la chose parce qu’elle secoua vivement la tête, comme s’il était un cas désespéré et elle tourna les talons, ignorant la question de son meilleur ami pour préférer lancer à l’adolescente qui observait les deux jeunes gens, toujours installée sur la chaise grinçante.

« Fais en sorte qu’il soit prêt, Lena, sinon j’en ferai mon dîner ! »

Elle repartit aussi vite qu’elle était venue, toujours avec cette démarche particulière qui faisait fondre Jared. Il y avait des choses qu’il avait bravées, comme l’apprentissage de la mécanique – un domaine dans lequel il était tout à fait novice, et pour lequel il n’avait jamais montré un intérêt particulier jusqu’à ce fameux jour de juin ou bien la recherche d’un job auprès d’un professionnel qui lui permettrait d’intégrer toutes les notions automobiles tout en continuant, en parallèle, à aller en cours. Ses parents avaient sérieusement douté de lui. Finalement, il n’avait jamais fait preuve de beaucoup de ténacité. Gamin effacé et songeur, il n’avait jamais été très persévérant, abandonnant rapidement les activités qui ne l’intéressaient pas ou qu’il trouvait trop ardues. Il préférait, et de loin, jouer dans les buissons de son jardin, au grand damne de ses parents, plutôt que d’aller à la plaine de jeux où tous les gamins du quartier se rendaient. Pour l’enfant, ce n’était pas de la solitude, il n’aimait pas être seul. Il était juste absorbé par d’autres choses. À l’école, il était celui qui jouait dans son coin, tandis que tous les autres se pourchassaient à travers la cour, jouant à cache-cache et autres jeux de ballon. Les sports d’équipe n’avaient jamais été trop son truc, il était celui qu’on choisissait en dernier, faute de mieux. Mais Jared ne considérait pas cela comme une tare. Jamais il ne s’était senti à l’écart, rejeté des autres. Au contraire, il savait qu’il y en avait, parmi eux, qui étaient comme lui. Mais ils préféraient suivre les leaders alors que lui, il aimait la tranquillité. Adolescent, c’était à peu près le même topo. Puis il avait eu ce projet, et il avait quitté le sentier battu auquel il était prédestiné. Évidemment, cela n’avait pas plu à ses parents, ils avaient même tenté de l’en dissuader. Mais heureusement, il y avait eu cette fille qui était là pour l’encourager, le soutenir, le pousser lorsqu’il était sur le point d’abandonner. Une fille qui faisait chavirer son cœur. Une fille qui, d’un éclat de rire, lui donnait l’impression de planer. Une fille qui, à son grand désespoir, ne voyait rien de tout cela.

« Faudra un jour que tu lui dises, Jar’ » s’exclama Lena, comme si elle avait lu dans ses pensées alors qu’il regardait la fille de ses rêves s’éloigner. « Ou elle va te passer sous le nez ! C’est moi qui te le garantis ! »

Jared jeta un coup d’œil à sa jeune amie qui, du haut de ses dix-sept ans et sa langue bien pendue, avait toujours su le cerner bien mieux que n’importe qui d’autre. Le jeune homme haussa les épaules et se détacha de son poste, vidant la canette d’un trait avant de la déposer sur le bureau.

« Ta mère doit t’attendre, tu ferais mieux d’y aller, libellule » déclara simplement Jared en se dirigeant vers le véhicule abandonné depuis quelques minutes.

Lena poursuivit tout de même ses recommandations, tout en récupérant ses affaires. Mais Jared ne l’écoutait plus vraiment, il se pencha, s’installa sur la planche et glissa sous la voiture, là où il pouvait être lui-même, sans devoir dissimuler ce que son cœur tâchait de hurler aux autres. Là où les rêveries n’étaient pas un mal mais un refuge apaisant.

HORS-JEU ; Show us your true colors

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