Il y avait bien longtemps que je n’étais plus revenu dans cet endroit. C’était le coin où je préférais me cacher lorsque j’étais ado. Je venais souvent réfléchir là, pleurer sur mon sort ou bien rêver à d’autres horizons. C’était étrange que je m’y sois dirigé presque aussitôt après mon retour à Ozalee. Et après un sermon royal de la part de mon paternel. Cela faisait dix ans que j’avais quitté la réserve, laissant derrière moi mes frères, ma sœur et mes parents. Dix ans et rien n’avait changé. Était-ce une bonne chose, ou cela montrait-il les limites de notre peuple ? Je ne le savais trop. Mais moi, avais-je changé au final ? Je me retrouvais, dix ans après, assis au bord de mon ruisseau à chipoter à une vieille branche morte. Le regard vide, je fixais les cailloux au fond de l’eau, caressés par le courant. Je soupirai. Qui eut cru que je me retrouverais là si vite, à me poser mille questions ? Si j’étais revenu à Ozalee, ce n’était certainement pas pour entendre un tel discours.

Citation :

Au dîner, mon père toussota pour se racler la gorge. Ma mère laissa aussitôt tomber ses couverts sur la table. Mes frères levèrent à peine les yeux. Quant à moi, intrigué, je levai le nez. La grosse voix de mon père retentit. « Je suis heureux que tu sois revenu parmi nous, Editon. J’ai toujours su que tu prendrais la bonne décision. Tu appartiens à cet endroit. Il est en toi. » Que répondre ? J’acquiesçai de la tête. Il est vrai qu’Ozalee, la nature, mes parents, mes frères, la tribu, tout cela m’avait manqué. A un point que j’avais souvent refusé de l’admettre. J’étais parti pour la ville, un autre Etat, une autre vie. J’étais parti car j’étouffais. Et finalement, après dix ans, mon sang m’avait ramené sur les traces de ma tribu. Je ne pouvais pas l’éviter longtemps. Mon père reprit tout en poussant son assiette au milieu de la table. [color=darkgoldenrod] « Tu as 28 ans maintenant, tu possèdes une maison… ne crois-tu pas qu’il serait temps que tu te poses ? Que tu fondes une famille ? »[/ color] Je fronçai les sourcils. Je savais que ce genre de discours attendait une suite. Une suite qui ne me plairait sans doute pas. Je souris, mais je sentis bien que c’était loin d’être un sourire sincère. J’étais tendu. « Je te rappelle que je n’ai personne dans ma vie, Papa. » Il ne sembla pas tenir compte de ma remarque. « Cela va changer. Les Blackfeet et nous, nous avons discuté. Leur fille a 26 ans maintenant. Et elle n’est pas mariée. Pour toi, elle est un bon compromis. La cérémonie est fixée au jour de l’automne. Nous comptons sur toi pour te rapprocher d’elle… Dans les règles, j’entends. » J’aurais dû le voir venir, avec ses grands airs. Il semblait réellement heureux de m’annoncer cela. Comme si cela devait être le plus beau jour de ma vie. J’eus subitement envie de reprendre mon pickup et de rouler à tout va jusqu’à ce que le réservoir soit vide.

Et c’était presque ce que j’avais fait. J’avais quitté la table. Je n’avais pas le choix. Obéir. Pour la communauté. Et même si pour cela je devais faire abstraction de moi-même, de mes sentiments, de ma vie. J’étais un Indien, n’est-ce pas ? Mon devoir était de perpétuer ma tribu, nos traditions. Cela ne m’aurait absolument pas dérangé si je n’avais pas eu à me marier de force. Assis au bord du ruisseau, je me dis que Tallulah avait certainement reçu le même discours que moi. J’irais la chercher demain matin et on ferait comme de vrais amoureux. La bonne blague ! Un craquement de branche derrière moi me fit tressaillir. Je me retournai vivement et aperçus Tala, notre chienne. C’était un husky, elle était vieille, mais elle m’avait suivi jusqu’ici. Je l’appelai et elle vint caler sa tête contre mon flanc. Je la caressai machinalement. J’en regrettais presque d’être revenu à la réserve. Mais au fond, je n’avais plus aucune attache à Phoenix où j’avais été m’enterrer à mon départ de la réserve.

Citation :

Elle me hurlait dessus. Encore une fois. Sa voix résonnait dans la cuisine. Je ne me souvenais plus de comment cette énième dispute avait commencé. Je lui répondais sur le même ton. Nous n’évitions même plus les noms d’oiseaux. « Tu ne fais aucun effort, Ed ! Tu peux bien dire ce que tu veux ! Tu ne changeras jamais ! » J’encaissai la remarque comme j’encaissais tout ce qu’elle me disait. J’étais trop amoureux d’elle pour lui en tenir rigueur. « Et toi, tu en fais peut-être ? Tu passes ton temps à me reprocher exactement ce que tu es ! » Elle m’envoya une gifle dans la figure, ma joue brûla d’un coup. Elle avait le visage rouge et trempé de larmes, ses yeux me fusillaient. J’attrapai son poignet et le serrait dans ma main. Je la plaquai contre le mur. Elle m’envoya un coup de poing de sa main libre, je lâchai sa main. Je la giflai violemment. C’était toujours comme cela entre nous. D’ordinaire, je n’étais pas violent. Mais elle me poussait invariablement à bout. « Laisse-moi, Ed. Lâche-moi. Tu me fais mal. » Je lui obéis, machinalement, mais elle me balança le premier objet qu’elle trouva. Une assiette qui se brisa en touchant le sol, mais eut le temps d’atteindre mon arcade sourcilière. Le sang se mit à couler, rapidement. Elle sembla effrayée et se jeta sur moi en pleurs, s’excusant entre deux sanglots. Elle ôta son pull pour le presser contre mon sourcil et essuyer le sang sur mon visage. J’attrapai son bras. « Mia ! T’as recommencé ! Tu reprends de la drogue ! Enfin mais t’as perdu la tête ?! T’avais promis, Mia ! » Elle se remit à me frapper et je n’eus d’autre moyen que de l’attraper par le bras et la traîner derrière moi. Je la poussai dans la douche et fis couler l’eau. Elle se laissa glisser contre le mur en carrelage et se mit à sangloter. « J’suis désolée, Ed… c’était trop dur. Tu me pardonnes ? Dis-moi que tu me pardonnes ? » J’éclatai de rire. C’était nerveux. Je lui avais déjà tellement pardonné. J’avais passé ses crises de jalousie, les nombreuses fois où elle avait essayé de m’attaquer avec un couteau, toutes les autres où elle m’avait frappé en pleurant comme une hystérique. Elle finit par éteindre l’eau et se réfugier contre moi qui m’étais assis contre le mur de la salle de bains.

A la pensée de Mia, j’eus un frisson d’horreur. Elle était devenue complètement folle. La drogue n’avait pas aidé. La dernière fois que je l’avais vue, elle jetait ma valise par la fenêtre de notre petite maison en banlieue de Phoenix. J’avais jeté sa coke dans les toilettes. Elle me faisait peur, lorsqu’elle était sous l’emprise de la drogue. Elle devenait incroyablement violente et ne se contrôlait plus. Elle était un danger pour elle et pour les autres. Et pourtant, en quittant cette banlieue pour rentrer à Ozalee, j’avais eu un pincement au cœur. Je l’aimais. Elle m’aimait. On aurait pu être heureux. Mais la coke s’était mise entre nous. La coke et sans doute autre chose, elle n’avait jamais voulu me dire quoi. J’étais persuadé qu’il lui était arrivé quelque chose de grave, mais elle ne voulait pas en parler. A chaque fois elle se mettait à hurler et à me frapper comme une hystérique. Elle finissait toujours par m’embrasser et on finissait toujours au lit. Mais cette fois, dans la salle de bains, je ne l’avais pas laissée me manipuler. Je ne lui avais pas pardonné. Cela m’avait brisé le cœur. Mais c’était mieux ainsi. Tout ce que j’avais trouvé pour me réconforter, c’était rentrer à la réserve. Me ressourcer. Je commençais à me dire que ce séjour ne me réconforterait sûrement pas. Je sortais d’une relation compliquée de plusieurs années. Et je revenais pour qu’on me force au mariage avec une fille que je n’avais plus vue depuis dix ans…

HORS-JEU ; Show us your true colors

...