JOUR DU CRASH « Je ne sais pas comment ça s'est passé, comment on a fini ici. Je ne sais pas où on est, ni pour combien de temps on en a. Je ne sais pas combien de temps ça durera, ni combien de temps je le supporterai. Tout ce que je sais, c'est qu'on est au milieu de nulle part, et que la tempête n'est pas près de finir. L'avion a crashé, tout le monde est mort, sauf Whitby, Crowley, Johansson et moi. On était quarante, on n'est plus que quatre. Avec ce temps, je ne sais pas comment on pourra venir nous chercher, ou nous localiser – Whitby est allé voir dans le cockpit, mais impossible d'envoyer un signal. On se croirait dans Lost, à l'exception que là, c'est pour de vrai. Et qu'on n'a pas encore découvert de monstres sur l'île. On n'a rien découvert, d'ailleurs. Crowley est parti en éclaireur pour voir s'il pouvait trouver de la nourriture mais évidemment, pas un chat avec ce temps de merde. On a tout juste pu trouver un abri dans cette grotte, même s'il fait atrocement froid. On n'a pas eu le temps de chercher mieux – il fallait soigner Johansson, il s'est gravement blessé à la jambe à cause du crash. C'est un miracle que ni Crowley, ni Whitby, ni moi ayons quelque chose – à part quelques égratignures. Mais ce miracle n'aura pas servi à grand-chose si nous ne trouvons pas rapidement à manger. Aucun de nous n'ose l'avouer, mais c'est la panique. Cette situation nous échappe totalement, à nous qui pensions enfin trouver un peu de repos après des années à l'armée. »
Quatre ans et cinq mois que Noah Ellerby était en Afghanistan. Cela vous paraît long ? Vous n'imaginez même pas à quel point. L'épreuve avait été difficilement supportable, tant physiquement que psychologiquement. Rester tapi des heures dans un trou pour tuer quelqu'un peut paraître anodin aux yeux de quelqu'un d'extérieur et devrait, en théorie, l'être aussi pour un soldat bien entraîné, mais à chaque fois que Noah avait appuyé sur la détente, un immense mal-être s'était emparé de lui. Pendant quatre ans et cinq mois, il avait eu l'impression de tenir le rôle du méchant en tuant des dizaines d'innocents. Sa foi en sa patrie avait progressivement disparu, et l'enthousiasme qu'il avait ressenti en partant de son Texas natal n'était plus qu'un lointain et brumeux souvenir. La raison pour laquelle il était venu ici était tout d'abord sa famille, traditionnaliste et patriote au possible. Selon les Ellerby, il allait de soi que Noah devait faire son service militaire et servir pour sa patrie. Bien que sceptique au fond de lui-même, Noah s'était laissé emporter et embobiner et avait fini par avoir hâte. Lorsqu'il fut convoqué, l'excitation, l'appréhension et l'impatience s'étaient bousculées dans son esprit. Il était parti avec hâte. Puis, le cauchemar avait commencé.
Aujourd'hui, il était censé prendre fin. Noah, ainsi que quelques-uns de ses compagnons étaient censés retourner chez eux après plus de quatre ans de bons et loyaux services. Seulement, il avait fallu que la tempête survienne le jour du vol.
8 JOURS APRÈS LE CRASH « Déjà huit jours qu'on est coincés ici. Il fait toujours un temps de chien, la tempête ne se calme jamais, j'ai l'impression. On commence sérieusement à avoir besoin de nourriture et on est tous énormément affaiblis. Du matin au soir, nous restons dans la grotte, et tous les jours, Crowley, Whitby ou moi sortons pour aller chercher des racines, des pousses ou des fleurs – n'importe quoi de comestible. Mais on ne sait jamais ce qui est mangeable ou pas, et difficile d'y voir clair avec la tempête qui nous siffle autour des oreilles et qui nous balaye le visage. Résultat, on est tous affamés. Je m'inquiète aussi pour Johansson, son état empire de jour en jour et ça ne va pas mieux pour sa jambe – au contraire, depuis avant-hier, il a une fièvre impossible à faire redescendre. J'ai l'impression que ses jours sont comptés, mais je continue à le soigner autant que je peux. Crowley et Whitby ont l'air de s'en foutre complètement et ne viennent jamais voir comment il va – ils me parlent à peine, parlent à peine tout court, mis à part pour quelques messes basses sur je ne sais pas trop quoi. L'ambiance est lourde, tout le monde devient irritable à force d'avoir faim et d'être enfermé et sans nouvelles. Le monde est sûrement au courant de la situation, mais nous, on est coupés de tout, et c'est la chose la plus oppressante que l'on puisse imaginer. J'espère juste que la tempête se calmera rapidement et qu'on pourra envoyer une équipe de secours très très bientôt, parce que là, ça devient insupportable.
Là, tout le monde dort sauf moi. Je n'arrive tout simplement pas à trouver le sommeil, trop de choses se bousculent dans ma tête. Je ne sais pas pourquoi, mais tout à l'heure, j'ai repensé à Chloé. Ça m'arrive de moins en moins souvent, depuis le temps que je suis ici... Mais là, j'ai repensé à elle, à nous, à cette lettre que je lui avais envoyée peu après mon arrivée en Afghanistan. Cette lettre qui constituait une forme d'adieu. Tout ça me paraît si lointain, à présent... Mais ces souvenirs me réconfortent, ils me rappellent qu'un monde moins horrible existe à l'extérieur. Ou du moins, qu'il y a des personnes qui contribuent à rendre ce monde meilleur. »
Noah soupira, regarda autour de lui. Ses trois compagnons dormaient, recroquevillés sur eux-mêmes dans l'espoir de se protéger du froid. Dehors, le vent hurlait et la pluie s'abattait avec force. Le tonnerre grondait et les éclairs fusaient, zébrant le ciel noir d'encre de lignes plus claires. Chacun des éclairs illuminait pendant une fraction de seconde les parois de la grotte, déjà faiblement éclairées par le feu que Whitby avait péniblement réussi à allumer. Dans l'espoir d'oublier la faim qui lui tenait l'estomac, Noah se replongea dans ses pensées, revoyant à nouveau le doux visage de Chloé apparaître devant sa rétine. Cette histoire, pourtant courte et inespérée, l'avait marqué bien plus qu'il ne l'aurait cru au premier abord. Mais la petite française avait su voler son coeur, et pendant de longs mois, bien qu'il fût en plein dans une guerre qui ne lui laissait pas le loisir de penser à grand-chose, il avait continué à songer à elle. À présent, cette habitude avait disparu, et ce depuis des années. Mais ce soir, brusquement, elle lui était revenue en mémoire. Ce sourire pétillant qu'il avait tant aimé, dès le premier regard, ces yeux de biche qui avaient toujours su le faire fondre, tout ça lui revenait à l'esprit, comme s'ils s'étaient quittés hier. Et pourtant, cela faisait bien plus longtemps. Il lui avait même fait ses adieux. Dans cette lettre, cette lettre qui lui avait arraché des larmes lorsqu'il l'avait écrite. Il pouvait encore se souvenir de chacun des mots qu'il avait couchés sur le papier...
Chère Chloé,
Ca fait déjà des semaines que je suis ici, et je ne peux pas arrêter de penser à nous, à toi. Je revois ces moments passés ensemble défiler devant mes yeux, alors que je devrais être concentré en permanence sur les talibans. Je devrais à présent m'être adapté à la vie ici, m'être habitué. Mais je n'y arrive pas – je ne suis même pas sûr d'y arriver un jour. Tout ce truc, servir sa patrie, oeuvrer pour le bien, c'était génial quand on y pensait. Mais ici, maintenant que je suis là, je suis assailli par le doute. Je n'avais jamais vraiment réfléchi, pesé le pour et le contre de manière objective. Je me suis laissé emporter et maintenant, je ne sais pas si je suis vraiment censé être ici. Tout ce que ej sais, c'est que je ne peux pas retourner en arrière et que, maintenant que je suis là, je ne peux plus me dégonfler. Ce n'est pas facile à accepter, et j'ai peur, beaucoup plus que je n'aimerais l'avouer. Ici, la vie ne tient qu'à un fil.
Ils m'ont rasé la tête, je ressemble à... il n'y a même pas de mots pour le décrire. Je pense que tu éclaterais de rire ou que tu crierais d'effroi en me voyant. C'est vraiment immonde – au moins, si je rentre sain et sauf, je saurai que je ne devrai jamais, au grand jamais, me raser les cheveux. Ce serait la pire idée que je puisse avoir, sauf si je veux avoir la garantie de gagner le concours du déguisement le plus effrayant à Halloween. Au moins, je suis à l'abri des poux. Et peut-être que ma tête rasée suffira à dissuader les talibans, qui sait ?
J'aimerais te raconter des tas de trucs drôles, t'imaginer en train de sourire en me lisant, mais la vérité c'est que j'ai moi-même du mal à rire. L'ambiance n'est pas si mauvaise, loin de là, mais j'ai peur en permanence et je ne sais pas du tout ce qui m'attend. Je suis peut-être préparé physiquement, mais absolument psychologiquement. Et surtout, j'ai peur de ne plus jamais te revoir. C'est ça qui me tue – savoir combien tu me manques mais ne pas avoir la garantie de te revoir un jour. C'est un sentiment horrible, et je n'arrive pas à m'en débarrasser. J'ai l'impression que mes jours sont comptés mais qu'on refuse de me dire combien de temps il me reste à vivre – qu'on préfère me laisser tourner en rond. J'ai peur pour les autres, aussi. On tisse rapidement des liens, ici, plus rapidement qu'on ne le voudrait. Et ici, une vie est partie si subitement... on ne s'en rend même pas comptes. Mais il n'y a pas que ces autres-là qui m'inquiètent. Il y a aussi ceux de qui on prétend que ce sont nos ennemis. Qu'ils soient ennemis ou non, j'ai peur de leur tirer dessus. Peur de tuer. À chaque fois qu'on me dit d'appuyer sur la détente, j'ai l'impression que c'est moi qui meurs. Combien d'innocents n'ont pas perdu la vie à cause de soldats comme moi ? Combien d'enfants n'ont pas été assassinés parce qu'ils se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment ? Et quand est-ce que ce sera à mon tour d'y passer ? Mon temps est compté, et je le sais. On a beau nous assurer qu'on est bien protégés, je ne suis pas dupe. Il n'y a que la chance qui peut décider de ma survie.
Je ne t'écrirai plus, Chloé. Pas parce que je ne veux pas – au contraire, j'ai l'impression qu'une partie de toi est là quand je t'écris. Mais si je viens à mourir et que tu n'as plus de nouvelles, je sais que tu ne t'en remettras pas tant que tu ne sauras pas la vérité. Et si un jour, je ne peux plus t'écrire pour une quelconque raison, je ne veux pas que tu te mettes dans un sale état pour rien. Je l'ai expérimenté plus que jamais depuis que je suis ici, on ne peut jamais être sûr de rien et on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si j'arrête aujourd'hui, je sais au moins que tu ne seras pas plus inquiète que d'habitude en ne recevant aucune nouvelle. C'est un choix qui me fait mal, mais c'est le meilleur. Il est temps de s'y faire, nous ne nous verrons plus avant un bon bout de temps. Je ne sais pas quand je pourrai accepter cette vérité, mais en attendant, je ferais mieux de prendre mes dispositions.
Je t'aime, Chloé, sache le. Je ferai tout pour rester en vie, ne serait-ce que pour croiser une dernière fois ton regard.
Noah
« On ne sait jamais ce qui peut arriver, on ne peut jamais être sûr de rien. Pfff, tu parles. »
19 JOURS APRÈS LE CRASH « On s'affaiblit. C'est un sentiment horrible – on peine à marcher, on n'a plus la force de chercher à manger, et surtout, on panique. C'est pas possible de rester trois semaines sans nouvelles. On ne comprend pas – et cette tempête ne faiblit toujours pas. On a tous l'impression qu'on va finir nos jours ici, qu'on va y rester. Et si ça continue comme ça, ces jours sont comptés. Je m'efforce de ne pas y penser, de ne pas rester concentré sur ma faim, mais c'est impossible. Alors, je continue de m'occuper du mieux que je peux de Johansson. Avec un peu de chance, il tiendra le coup. Sa fièvre a baissé, miraculeusement, mais je ne sais pas combien de temps il tiendra bon. La nuit, ses hurlements de douleur nous gardent réveillés. Impossible de le soigner correctement avec les moyens qu'on a ici. Il y a trop de choses pour lesquelles s'inquiéter... Difficile de savoir ce qui est le plus angoissant, dans cette situation. Si seulement cet estomac ne m'empêchait pas de réfléchir convenablement... »
Levant les yeux et posant son regard vif sur la paroi opposée de la caverne, Noah remarqua Crowley et Whitby parler, une fois de plus, à voix basse. Lorsqu'ils remarquèrent que le jeune homme les observait, étrangement, ils lui firent signe de les rejoindre. Johansson, terrassé par la fatigue, était profondément endormi, et le bruit du vent qui hurlait dehors couvrait le bruit étouffé de leurs voix. Heureusement, car s'il avait entendu quoi que ce soit, le pauvre soldat déjà mourant aurait davantage craint pour sa vie. Rejoignant donc ses congénères, Noah leur adressa un regard interrogateur, attendant que l'un d'eux se décide finalement à parler. Ce qu'il entendit le révolta et lui donna la nausée. Ce n'était pas seulement répugnant, c'était inhumain.
« Lorsqu'ils m'ont parlé, j'ai refusé, évidemment. Le contraire n'est même pas imaginable. Peut-être que la faim leur a fait lâcher les pédales. En tout cas, je leur ai clairement dit que c'était hors de question et que je m'opposais à leur idée. Mais je les connais, je sais qu'ils sont difficiles à arrêter, surtout quand ils ont une idée en tête. Je ne peux qu'espérer que cette folie est passagère, mais j'ai un mauvais pressentiment. Comment peut-on venir à une telle idée sans y avoir longuement réfléchi ?
Quelque part, je me dis que ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée. Mais à peine cette pensée m'effleure-t-elle que mon propre dégoût l'emporte. C'est la moindre des choses, d'ailleurs – manquerait plus que je ne tombe d'accord avec eux et leurs idées abominables. Mais d'un autre côté, Johansson s'approche lentement mais sûrement de la mort, et... Non, je ne veux même pas y penser. Peu importe le temps que je dois encore passer à moisir ici. »
22 JOURS APRÈS LE CRASH « Ils sont revenus à la charge avec cette histoire. Mon dégoût m'a submergé, mais j'ai été pris au piège. Bande d'enfoirés. Je ne pourrai jamais leur pardonner ça – ni me le pardonner à moi-même. Ils ont sorti des tas de raisons, de justifications qui ne manquent pas de logique mais qui n'enlève rien à leur barbarie, ni à l'atrocité de ce qu'ils préparent. Ils ont voulu me faire passer pour le mauvais, pour un lâche. Je sais que ma réaction n'a rien à voir avec de la lâcheté – absolument rien. C'est pas eux qui se sont battus pendant des semaines pour que Johansson reste en vie. Ils ne savent pas ce que c'est, et sont devenus complètement fous. Je ne vois pas d'autre explication à leur comportement – je ne pense même pas qu'il y en ait une. Je n'arrive même plus à penser : tout se brouille dans ma tête, je suis incapable de réfléchir, ces images atroces reviennent toujours dans mon esprit. »
Noah fixa Johansson, de l'autre bout de la caverne, l'estomac serré, mais cette fois-ci, ce n'était pas à cause de la faim. Une larme solitaire coula le long de sa joue alors qu'il regardait son compagnon, celui au côté duquel il avait combattu durant de longs mois. Noah savait que c'était en partie la perversion de Crowley et Whitby qui les avait poussés à le forcer. Le forcer à quoi ? À porter le coup de grâce. C'est lui qui aurait, sur ses mains, le sang d'un crime qui n'était pas le sien. Jamais tout cela n'aurait dû arriver. Mais dans ces pensées, la phrase résonnait, comme dans un écho : «
Puisque tu fais des tiennes, Ellerby, pourquoi ne pas t'en charger toi-même ? Je suis sûr que Johansson préférera avoir ton doux visage comme dernière image avant de mourir... » La rage avait bouillonné dans les veines de Noah lorsque Crowley avait prononcé ces paroles, et une envie de le détruire s'était emparée de lui. Mais cette rage était retombée, laissant place à un dégoût mêlé à une incrédulité qui n'avait toujours pas disparu. Il ne pouvait toujours pas croire qu'ils étaient sérieux. Et pourtant, il devait se l'avouer : ils étaient plus sérieux que jamais. Et ce serait à lui d'en assumer les conséquences.
« Je n'ai jamais vécu de moment aussi atroce. La panique qui se lisait dans les yeux farouches de Johansson n'a fait que refléter le monstre que je suis. Il me faisait confiance, car je m'étais occupé de lui en y mettant toute mon énergie. Et là, il avait dû avoir l'impression que je ne l'avais soigné que pour mieux l'emmener à l'abattoir. Je ne pourrai jamais effacer l'expression qu'il arborait lorsque je l'ai frappé. Tout est passé vite, si vite. La pierre s'est abattue sur son crâne dans un craquement sinistre, et la seconde d'après, il se vidait de son sang, alors que sa vie s'était déjà évaporée. Assister à ce spectacle et savoir que j'en étais l'origine m'avait donné la nausée – mais, aussi, je n'avais encore jamais éprouvé de douleur semblable. Elle transperça ma poitrine, fit couler des larmes de désespoir et de déshonneur. Je ne sais pas combien de temps j'ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, il n'était déjà plus dans un état où on pouvait encore lui dire adieu.
Ils l'ont dépecé, les fils de pute. Je n'ai pas pu les regarder faire. C'était la chose la plus atroce que j'aie vue en toutes ces années de service. Ils ne semblaient pas éprouver de regrets, semblaient, au contraire, heureux à la perspective de ne plus avoir faim pendant au moins quelques jours. Cette idée me répugna à nouveau, et je sentis mon estomac se révulser lorsqu'ils finirent par ajouter le geste à la parole. C'était ignoble.
Ils m'ont forcé à goûter. M'ont dit que ce serait dommage d'avoir fourni tant d'efforts pour rien. J'ai cédé, une bouchée. J'ai tout vomi une heure plus tard. Et surtout, je n'ai jamais autant pleuré. Je n'ai jamais été dans un état aussi lamentable. Car tout ça, et je le sais, est de ma faute. »
EPILOGUE – 12 JOURS PLUS TARD. « C'est se foutre de la gueule du monde. Quatre jours plus tard, ils sont venus nous chercher. On était dans un état lamentable – j'étais sans doute le pire. Je n'avais pas dormi de ces quatre jours, tenaillé par la faim mais aussi par le remords, la culpabilité et le doute. Je ne sais pas exactement ce que Whitby et Crowley ont raconté aux personnes qui sont venues nous aider, je me suis contenté d'acquiescer, en silence. D'ailleurs, ce silence a fait partie de moi pendant un bon moment. Je n'ai pas ouvert la bouche pendant des jours, pas même lorsque je retrouvai ma famille, ma ville natale, ma maison. J'étais trop fatigué, trop effaré, trop estomaqué pour prononcer la moindre syllabe. Lorsque la parole me revint, je fus incapable de parler de ce qui s'était passé, tant en Afghanistan que sur l'île. Je me contentai de me murer dans un silence impossible à briser dès que l'un de ces sujets était abordé.
Douze jours se sont écoulés depuis le drame, et pourtant, je revois ces images devant moi comme si tout cela s'était passé hier. Je sais que ce sera le cas pendant encore un bon moment, et je ne sais pas quoi en penser. Ce sera une torture, pour sûr, mais ce n'est pas quelque chose qui doit s'oublier. Ce n'est surtout pas non plus quelque chose qui doit se savoir – si quiconque le découvrait, ce serait la fin. Pas seulement parce que je serai enfermé pour crime de guerre : cette perspective ne m'effraie pas, et je suis prêt à payer pour ce que j'ai fait. Mais la honte de cette vérité étalée au grand jour est quelque chose que je ne peux même pas imaginer : ce serait horrible. Plus jamais on ne me verrait de la même manière, et je peux très bien le comprendre. Mais je ne veux pas prendre ce risque. C'est un secret que j'emporterai dans ma tombe, peu importe la souffrance qui accompagnerait ce geste.
Je ne me sens plus chez moi ici. Je n'ai plus l'impression de faire partie de leur monde. Tout ça, ce n'est plus pour moi. Je me souviens de ce que cette famille pense des marginalisés, et je ne veux pas que cela m'arrive à moi aussi. J'ai repensé à Frieda, ma douce Frieda. Celle qu'on a enfermée sous prétexte qu'elle mentait. À l'époque, je ne l'avais pas soutenue, et je m'en suis voulu toute ma vie, par après. Il est temps pour moi de réparer au moins ce dégât-là, de me faire pardonner pour ce que je lui infligé. Je sais que si je parviens à me faire pardonner, je pourrai lui apporter le même réconfort que celui dont j'ai besoin. Il est temps pour moi de partir d'ici, de ce monde fait d'hypocrisie, de mensonges et de lâcheté. Il est temps pour moi de vivre une vie différente de celle que j'ai menée jusqu'à présent. D'essayer de tourner la page.
Même si je ne pourrai plus jamais vivre en paix. »