Octobre 2002, Ozalee.
L’atmosphère était lourde. Effie aurait voulu se trouver n’importe où plutôt qu’à cette table en bois, cernée par les regards de ses parents et de ses frères. Elle avait le regard posé sur son assiette à peine entamée. La faim n’était pas au rendez-vous, les nausées, elles, l’étaient, à tout moment de la journée, quand elle s’y attendait le moins, surtout. Le silence était presque une torture, même à l’extérieur de la maisonnée, les sons semblaient être aux abonnés absents. Comme si le village entier s’était donné le mot pour que rien ne vienne interrompre cette soirée qui avait tourné au cauchemar. Elle se sentait tellement mal qu’elle en avait des frissons. Ils lui parcouraient l’échine, les bras, les jambes. Sa nuque était comme traversée par des courants d’air. Elle attendait que la tempête passe. Une fois le tonnerre passé, elle pourrait à nouveau respirer. Mais ce soir tout semblait tourner au ralenti. Les secondes devenaient des minutes, les minutes des heures. Si elle avait levé les yeux vers l’horloge suspendue au mur, elle n’aurait pas été surprise de voir les aiguilles peiner à avancer, à poursuivre leur route inlassable. Mais lever les yeux pour ne fût-ce que jeter un coup d’œil aurait signifié devoir regarder par-dessus la tête grisonnante de son père et elle ne pouvait se résoudre à rencontrer son regard, tétanisée à l’idée de ce qu’elle pourrait y lire. Les pupilles de son père étaient de véritables portes sur son âme. Lorsque sa bonté naturelle s’y inscrivait, c’était une chaleur douce qu’il diffusait autour de lui, son regard virant presque au caramel. Mais lorsqu’il était dans une rage muette, comme ce soir, la simple idée de croiser ses yeux sombres semblaient être un suicide. Effie le savait, elle connaissait suffisamment son père et ses principes pour savoir que pire que fâché, il serait déçu. Il avait ses propres valeurs et ne concevait pas que ses propres enfants, le fruit de son amour pour leur mère, puissent ne pas les partager. Effie partageait ses valeurs. Mais elle avait dix-sept ans, elle était amoureuse et elle ne pensait pas aux conséquences de ses actes. Tout ce qui importait, c’était ce qu’elle ressentait, ce qu’il lui procurait comme sensation. Elle n’imaginait pas une seule seconde que cet amour d’été l’embarquerait dans un tourbillon qui briserait à jamais son lien avec sa famille.
- Je veux te l’entendre dire.
Effie se mit à trembler de façon incontrôlable. Elle ne leva les yeux que pour chercher du réconfort auprès de ses frères. Ceux-ci la contemplaient avec gravité mais, surtout, elle pouvait déceler leur impuissance. Même s’ils avaient voulu la sauver, la tirer de ce mauvais pas, ils en auraient été incapables. Elle devait à présent assumer ses actes, assumer sa décision et c’était probablement la chose la plus terrifiante qu’elle ait eu à faire jusqu’à présent parce qu’elle devait le faire seule. Toute son enfance parmi cette famille nombreuse ne pouvait intercéder en sa faveur. L’amour qu’elle portait à ses frères, mais aussi à sa mère et son père n’était pas suffisant. Cette situation devait d’ailleurs déchirer son père autant qu’elle la déchirait elle mais c’était sans espoir.
- Effie Whitehead, je ne le répéterai pas.
Enfin, l’adolescente leva les yeux vers son père, assis en bout de table. Elle déglutit, les larmes déjà prêtes à couler et supplia son père de ne pas en arriver là. La voix brisée, acculée par sa propre faute, elle balbutia :
- Papa… Je—je t’en prie…
Le poing rageur de son père s’abattit sur la table, ce qui fit sursauter tous les membres attablés. Effie la première. Son visage se crispa et les larmes roulèrent sur ses joues avant qu’elle n’accepte son sort, murmurant à peine, mais la pièce étroite permit à tout un chacun d’entendre les mots qu’elle prononça :
- Oui, je suis enceinte.
Elle éclata en sanglot et son père attrapa son verre d’eau d’un geste froid qui dissimulait mal sa volonté d’empêcher sa main de trembler. La mère d’Effie jeta un coup d’œil à son mari, espérant toujours qu’il réfléchirait à deux fois avant de prendre une décision.
- Qui est-il ? demanda-t-il finalement d’un ton ferme en reposant son verre, posant les mains à plat, de part et d’autre de son assiette. Qui…est…il ?
- Tu ne le connais pas, dit-elle la voix chevrotante.
Sa gorge n’était que douleur, ses joues étaient devenues rouge cramoisi et ses larmes semblaient brûler chaque parcelle de sa peau. Elle se sentait humiliée, jugée par son père devant une famille qui n’espérait qu’une chose, que le verdict ne tombe pas ce soir, pas comme ça. Mais c’était se leurrer que de s’imaginer que le patriarche Whitehead allait laisser son unique fille, enceinte d’un inconnu, dormir sous son toit une nuit supplémentaire.
- Où est-il ?
La question qu’elle redoutait tant. La question à laquelle elle n’arrêtait pas de penser depuis deux mois. Elle l’ignorait. Il était parti. Il avait fait sa part de travail dans la ferme où il travaillait comme saisonnier et était reparti fin août. Elle ne connaissait pratiquement rien de lui sinon qu’il avait transformé son été en une passion dévorante, vécue chaque jour pendant deux mois entier. Jamais un garçon ne l’avait tant touchée, jamais quelqu’un n’avait pu pénétrer si loin dans son cœur, dans sa chair. Elle était secrète, rêveuse, romantique. Elle adorait les longues promenades dans les montagnes, les baignades dans la rivière, la lecture, allongée sur une couverture, au milieu d’une clairière. Elle était vive, espiègle, aventureuse. Elle aimait taquiner ses frères, se dérober à leurs étreintes et grimper aux arbres. Et puis elle avait croisé le regard de cet inconnu et son monde avait été chamboulé. Elle s’était donnée, corps et âme, à ce garçon. Elle était persuadée qu’il n’en avait pas profité, qu’il l’avait également aimée, durant ces deux mois, en tout cas. Et puis, aussi vite qu’il était entré dans sa vie, il était reparti. Elle était restée. Et elle n’était plus seule.
- Où…est…il ?
Chaque question était fractionnée, insistant sur chaque mot. Effie tâcha de maitriser ses larmes mais elle avait l’impression qu’elles les submergeaient, qu’elle était seule au monde, écrasée par la déception paternelle.
- Effie. Où… est...ce…
- Je ne sais pas !
Les mots s’étaient échappés de ses lèvres avec désespoir, violence.
- Je ne sais pas ! Il est parti il y a deux mois ! Il n’était ici que pour l’été !
Cette révélation sembla faire tout basculer. Si jusque-là, l’équilibre fragile avait été maintenu, la lueur folle qu’elle discerna dans le regard de son père était limpide. Ce fut la première fois qu’elle eut vraiment peur face à son père. Muette d’effroi, elle le vit se lever, rouge de colère et s’il n’y avait pas eu ses frères pour arrêter leur père, Effie aurait peut-être été battue pour la première fois de sa vie.
Le reste de cette soirée n’était qu’un nuage de cris et de pleurs. Sa mémoire avait effacé une partie de la suite. Tout était trop agité, un mélange de rancœur et d’amertume qui l’avaient envoyée se réfugier à Ruby Creek Falls. Ozalee avait renié Effie. Effie n’y avait plus jamais remis les pieds.

Juillet 2010, Golden Terrace (Ruby Creek Falls)
- Ma-maaaaaaaaaaaaaaaan!
Visiblement, Malcolm tentait d’attirer son attention depuis un petit moment parce qu’il n’y avait bien que quand elle n’était pas attentive qu’il se mettait à rallonger les syllabes de la sorte. Il eut enfin ce qu’il cherchait lorsque le regard de la jeune femme quitta son point d’ancrage – le paysage qui s’offrait à elle, depuis la terrasse de leur maison – pour venir se poser sur le petit garçon de sept ans.
- Qu’est-ce qu’il y a, mon ange ? lui demanda-t-elle en esquissant un sourire plein de tendresse.
- C’est bon, comme ça ?
Il agita la main, désignant les petits bouts de papier rectangulaires qui s’étalaient sur la table. Institutrice à Ruby Creek Falls High School, Effie avait réquisitionné son fils pour le découpage d’un questionnaire qu’elle mettrait en place la semaine suivante. Sur chaque rectangle se trouvait une question ou une réponse et Malcolm avait entrepris le découpage quelques minutes plus tôt, ravi de pouvoir aider sa mère. Le gamin était un petit garçon curieux et inventif, il pouvait passer des heures à jouer seul dans le jardin, se faufilant sous les buissons ou allant se dissimuler dans l’arbre qui se trouvait au fond, et dont les branches s’aventuraient chez les voisins. Il ressemblait beaucoup à sa mère, mais la jeune femme voyait également beaucoup du père absent dans les traits du garçonnet. Au départ, c’était une douleur aiguë qui transperçait le cœur encore brisé de la jeune Indienne, mais bientôt, le mal s’était estompé et elle avait appris à vivre avec ce qu’elle avait, sans compter sur le soutien de ses parents. Heureusement que ses frères étaient présents et elle devait remercier le ciel d’avoir un ange gardien. Editon était l’unique raison de son bonheur actuel. Il lui avait continuellement envoyé de l’argent lorsqu’elle avait du mal à joindre les deux bouts et c’était également grâce à lui si elle avait pu entamer des études pour devenir un membre de Ruby Creek Falls High School. À présent, elle enseignait et ne manquait pas une occasion de parler des histoires de son peuple, celles qu’elle avait entendues durant toute son enfance et une partie de son adolescence. Des histoires d’esprits et d’animaux, des histoires qui fascinaient particulièrement des jeunes garçons et filles. Elle espérait ainsi promouvoir en quelques sortes l’identité de son peuple même si c’était celle-ci qui l’avait conduite à être isolée ainsi des siens. Effie avait appris à être détachée, à oublier le mal qu’on avait pu lui faire et à tenter d’instaurer une paix autour d’elle. Une chose était certaine, cette leçon lui avait appris à être plus tolérante, plus patiente avec les autres. Elle ne les jugeait pas, se maudirait si elle devenait aussi fermée et étroite d’esprit que son père. Elle avait toujours eu un profond respect pour lui mais les événements passés avaient brisé quelque chose en elle. Quelque chose de précieux. La confiance.
Esquissant un sourire, Effie approuva le travail de Malcolm. Celui-ci, fier comme un paon, reprit son découpage, les sourcils froncés, la mine sérieuse et elle y vit énormément, des choses qu’elle aurait préféré enfouir dans sa mémoire et oublier. Un visage, de plus en plus flou, mais qui gardait toute son intensité dans le corps de la jeune femme. Elle n’avait pas besoin de situer chacun de ses grains de beauté pour sentir sa peau se hérisser comme s’il l’effleurait encore du bout des doigts, ou lorsqu’il soufflait doucement….

Juillet 2002, Whereabouts
Un fin sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme allongée à même le sol, sur l’herbe tendre d’une clairière. À quelques mètres de là, un feu doux crépitait et un jeune homme d’une vingtaine d’années s’activait, montant une tente tout juste assez spacieuse pour que deux corps y reposent. Elle fermait les yeux en écoutant les grognements masculins et ne leva pas le petit doigt lorsque le garçon poussa finalement une exclamation défaitiste, annonçant qu’il en avait marre de se battre, qu’il devait certainement y avoir des pièces manquantes ou alors il était le dernier des crétins pour ne pas savoir monter un campement. Effie aurait plutôt mis ça sur le compte de la patience mais elle se garda bien de faire une réflexion à ce sujet, préférant respirer l’odeur qui se dégageait des lieux. L’air était vivifiant, il transportait toute une histoire qu’il fallait se donner la peine d’imaginer. La vie poursuivait son petit bonhomme de chemin autour d’eux mais ils ne s’en rendaient même pas compte. Leur bulle n’allait pas éclore de sitôt et était aussi impénétrable qu’au premier jour de leur rencontre. Ce jour-là, elle se baladait sur le marché, un panier en osier coincé dans le creux de son bras, un large chapeau de paille protégeait ses traits fins et sa nuque des rayons du soleil. Il n’était pas encore au sommet de sa course mais il chauffait déjà bien, surtout sur une place aussi populaire et donc bondée que celle de Ruby Creek Falls. Elle avait été envoyée acheter des produits un peu exotiques, il s’agissait d’une occasion spéciale sinon ses parents se seraient contentés d’utiliser les aliments qui provenaient du potager indien. On fêtait l’anniversaire de son plus jeune frère et toute la famille était en liesse car il était le benjamin et donc le dernier à atteindre la majorité. La jeune femme n’avait pas d’instructions précises sinon celle d’être originale. Elle avait donc passé en revue les échoppes de chacun, avait eu un coup de cœur pour les mangues et les figues et poursuivait sa quête de mets délicieux lorsqu’une voix masculine l’avait interpellée. Les yeux sombres de la jeune femme avaient quitté leur promenade distraite pour venir se focaliser sur un visage souriant et particulièrement séduisant. Elle l’avait contemplé un instant et il avait insisté, ce qui avait confirmé les soupçons d’Effie. C’était bien à elle qu’il s’adressait. Le reste n’avait été qu’un échange plutôt commun mais elle avait senti que le courant était aussitôt passé entre eux et elle n’avait pas été étonnée qu’il la retrouve quelques heures plus tard.
Il s’appelait Seth et avait le regard hypnotisant. Il avait hypnotisé la jeune Indienne, en tout cas.
- Faut pas croire que tu viendrais m’aider, hein ?
La voix s’était rapprochée et Effie garda les yeux fermés, son sourire s’accentuant alors qu’elle le sentait se pencher sur elle. Il se posa à quatre pattes au-dessus d’elle et elle sentit son souffle chaud venir balayer ses longues mèches brunes. Une taquinerie qui, elle l’avait bien vite compris, était sa spécialité. Les doigts de Seth ne tardèrent par à venir caresser l’épaule d’Effie, dégageant complètement son omoplate. Après quelques secondes de silence pendant lequel seul le vent sembla continuer à murmurer autour d’eux, il se pencha et pressa ses lèvres sur l’omoplate dénudée d’Effie, ce qui eut pour effet de la faire frissonner.
- Faudra dormir à la belle étoile dans ce cas, dit-il comme si cela la ferait réagir.
Seul un petit rire doux émana du corps svelte de la demoiselle et elle ouvrit les yeux en le sentant s’allonger, laissant son corps peser suffisamment pour qu’elle soit bloquée mais pas au point de l’écraser. Il était bien plus grand qu’elle et avait toujours eu peur de lui faire mal, de la blesser sans le vouloir. Cette précaution avec laquelle il la touchait avait toujours amusé Effie. Elle était habituée à la brutalité innocente de ses frères depuis sa plus tendre enfance et n’était pas du genre à crier à chaque fois qu’une douleur lui traversait le corps. La douleur faisait partie de la vie, lui avait-on appris. Chaque Indien le savait parfaitement.
- Ça n’a pas l’air de te gêner… Je me trompe ?
Effie fit mine de vouloir se redresser et Seth se souleva juste assez pour qu’elle puisse se retourner et lui faire face. Il se recoucha ensuite sur elle, veillant à ne pas lui faire de mal et elle passa les doigts sur ses joues rugueuses.
- J’ai vécu bien pire, je t’assure.
Elle avait dit ça sur un ton malicieux, comme pour lui laisser l’opportunité d’imaginer ce que ses frères avaient bien pu lui faire faire quand elle était plus jeune. Il avait rencontré l’un d’eux et elle n’avait pas manqué de lui raconter quelques anecdotes sur son enfance. Il avait eu l’air sincèrement surpris à chaque fois. C’était la première fois qu’il se rapprochait d’une Indienne et, pour tout dire, c’était la première fois qu’Effie se rapprochait d’un garçon tout court. Si elle avait eu quelques prétendants lorsqu’elle étudiait à Ruby Creek Falls, aucun d’eux ne l’avait vraiment intéressé et comme elle étudiait depuis plus d’un an à la réserve, elle n’avait plus rien eu de spécial avec les garçons. Jusqu’à Seth. Seth qui avait su lui voler tout ce qu’elle possédait grâce au pouvoir de ses mots. Il avait la répartie facile, il était canaille, il parlait à tout le monde mais semblait n’avoir d’yeux que pour elle. Il avait le don de la faire se sentir belle et désirable. Unique.
Il la contempla un instant puis se mordilla la lèvre inférieure d’un air pensif, ce qui poussa la jeune femme à l’interroger, ses doigts fins glissant toujours distraitement sur la peau de Seth, voyageant autour de sa mâchoire, des ses larges épaules, de sa pomme d’Adam.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
Pour seule réponse, il se pencha et déposa un léger baiser sur le bout du nez de l’Indienne avant de glisser sur ses lèvres. Elle sentit son bras s’immiscer sous elle et avant qu’elle ne sache comment c’était arrivé, elle se retrouva à genoux sur l’herbe tendre, pressée contre Seth. Elle n’était pas naïve assez pour ne pas avoir deviné le changement dans l’attitude du garçon et il ne tarderait pas, ce moment où il glisserait sa main sous le tissu fin de la robe de la jeune femme. Sans grand surprise, elle sentit la paume de Seth sur sa cuisse et sa peau semblait brûler d’un feu intérieur. Elle ne s’écarta de lui que parce qu’elle sentait qu'il valait mieux et non parce qu’elle ne voulait pas continuer sur cette pente dangereuse. Au contraire, elle aurait volontiers été plus loin si une petite sonnette d’alarme, le peu de sagesse qu’il lui restait, n’avait retentit dans un coin de son cerveau. Lorsqu’elle parvint à se défaire de l’étreinte enivrée de Seth, elle avait déjà le haut de sa robe déboutonné et sa poitrine menue se laissait deviner sous sa paume.
- Han han, ça se mérite, dit-elle, taquine en désignant la tente de l’index. Lorsqu’on aura un toit, peut-être qu’il y aura une récompense.
Là où elle s’attendait à ce qu’il s’empresse d’accéder à sa requête, elle le vit s’avancer vers elle, toujours à genoux et il l’enlaça, pressant sa tête contre le contre le ventre plat de la demoiselle. Ses mains massèrent doucement l’arrière des cuisses d’Effie et, instinctivement, Effie émit un petit rire en venant placer ses mains dans la chevelure épaisse de Seth. Ils restèrent longtemps ainsi, sans bouger, elle se concentrant sur la pression qu’il exerçait sur son corps et lui semblant écouter ce qu’il se passait dans son ventre. Bientôt, après cette soirée sous tente, il y aurait quelque chose à écouter mais il serait depuis longtemps reparti dans son monde, loin de Ruby Creek Falls, loin de la petite Indienne à qui il déroba tout, son cœur en particulier.


Juillet 2010, Golden Terrace (Ruby Creek Falls)
Malcolm avait déserté sa place. Le vent s’était levé, le soleil commençait à se coucher et Effie essuya rapidement les quelques larmes qui étaient parvenues à s’échapper, malgré les efforts pour les contenir. Rajustant son large gilet autour d’elle, Effie se redressa et entreprit de ramasser les questions-réponses. Elle les tria, les répartit en deux piles égales et les attacha à l’aide de petits élastiques avant de rassembler les ustensiles de bricolage de son fils. Les ciseaux, le tube de colle, le papier collant, les crayons de couleur et autres se retrouvèrent soigneusement rangé dans une boite à chaussures. Elle l’emporta ensuite à l’intérieur et la glissa dans un tiroir. La maison d’Effie était impeccablement rangée et heureusement pour elle, Malcolm n’était pas un garçon désordonné. Il lui obéissait lorsqu’elle lui demandait quelque chose et leur relation n’était jamais conflictuelle. Un vrai repos pour la jeune femme qui avait déjà suffisamment à faire avec les jeunes adolescents de l’école. Après avoir jeté un coup d’œil dans le jardin pour situer son fils, la jeune maman alla s’installer à la table de salon, s’accroupissant souplement pour finalement s’asseoir en tailleur tandis qu’elle ouvrait son ordinateur portable et laissait à l’appareil le temps de se rallumer. C’était un ordinateur qui était destiné à la décharge car il ne fonctionnait plus, selon les professeurs de l’école. Elle l’avait récupéré au dernier moment et avait demandé à son plus jeune frère d’y jeter un œil, voir s’il ne pouvait pas réparer l’engin. Le jeune homme était un véritable petit génie de l’informatique – ce qui avait toujours surpris tout le monde vu qu’il avait entièrement été élevé dans la réserve – et il n’avait pas tardé à réparer l’ordinateur. S’il était certain qu’il fallait se montrer patient avec les logiciels, il fonctionnait suffisamment pour permettre à Effie de rêvasser à des voyages ou pour écrire des mails à Editon. C’était une connexion avec le monde différente. Elle s’élargissait au-delà de Ruby Creek Falls, loin de l’Idaho. Les plages ensoleillées, le sable fin, presque blanc, avaient toujours fait rêver la jeune Indienne. N’ayant jamais réellement quitté Ruby Creek Falls, elle ne connaissait que les montagnes environnantes et l’une ou l’autre ville voisine. Mais c’était loin de suffire, loin d’apaiser son désir d’évasion, son désir de fuir cette petite ville où elle se sentait seule, malgré les gens qui l’entouraient, malgré l’amour qu’on pouvait lui porter. Après un soupir en regardant les nouvelles de la petite ville, elle referma l’ordinateur et se leva, s’apprêtant à aller commencer à faire la vaisselle lorsque le t-shirt orange de Malcolm attira son attention.
Le petit garçon était monté dans l’arbre qui se trouvait au fond du jardin. Il y avait une petite cabane de fortune qu’ils avaient construite ensemble quelques mois plus tôt. Un léger sourire aux lèvres, elle descendit les quelques marches de sa véranda et ses pieds nus foulèrent l’herbe tendre de sa pelouse. Les bras croisés sur sa poitrine, elle s’approcha du tronc de l’arbre et leva le nez lorsqu’elle arriva sous les branches. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que Malcolm l’observait de son perchoir, un bras enroulé autour d’une branche et une jambe pendant dans le vide.
- Il va falloir penser à rentrer ?
Il ne s’agissait pas réellement d’une question. Mais ce n’était pas une affirmation non plus. Leurs échanges étaient trop tendres pour qu’elle s’adresse catégoriquement à lui. Pour seule réponse, il enfouit son visage fatigué – elle savait voir immédiatement lorsque la fatigue gagnait le corps de son enfant – dans le creux de son bras et Effie esquissa un sourire taquin, proche de celui qu’elle arborait autrefois avec ses frères, mais en moins franc, moins vrai.
- Bien, s’il faut que je vienne te chercher…
Là encore, il ne s’agissait pas d’une menace et Malcolm le savait aussi bien qu’elle. Lorsqu’elle s’approcha de l’échelle qui était solidement accrochée au tronc épais, Malcolm sauta sur ses jambes et grimpa un peu plus haut, jusqu’à ce que les branches, plus fragiles, gémissent sous son poids. S’il était aventureux, il n’était pas imprudent. Effie ne tarda pas à atteindre le premier palier de la cabane et elle s’installa sur ce qui servait de plancher. De là, elle avait une vue imprenable sur les jardins voisins. Un soupir se logea dans sa poitrine et elle soupira en revenant une fois de plus quelques années en arrière, lorsque Malcolm n’avait pas encore quatre ans.

Mars 2007, The Dukes (Ruby Creek Falls)
Le Dukes avait toujours impressionné Effie. Elle ignorait pourquoi. C’était l’endroit où tous les jeunes se retrouvaient. Elle avait vingt-deux ans, elle portait une jolie robe et un garçon l’accompagnait. Erick avait pris son mal en patience, parvenir à amener Effie au Dukes n’avait pas été une mince affaire. Elle voulait bien le voir tout le temps qu’il voulait chez elle mais pour le reste, elle ne sortait pas en public en sa compagnie. Lorsqu’elle le croisait au Morning Cup, à Ruby Bakery ou encore au Planet Burger, elle tâchait toujours d’être polie mais distante. Il avait pu lui prendre la main à plusieurs reprises mais il percevait toujours de la réticence dans les doigts de la jeune femme. Il savait par quoi elle était passée, il savait qu’un garçonnet de quatre ans l’attendait à la maison et il avait fait fi de toutes ces données parce qu’il appréciait vraiment Effie, il la trouvait jolie et discrète. Elle ne s’habillait pas de manière extravagante et ne se maquillait que très peu. Il aimait sa beauté naturelle, sa voix douce et son attitude parfois intimidée. Pourtant il avait cru deviner qu’elle n’avait rien de timide. Elle était simplement plus habituée à ne pas se faire remarquer qu’à se mettre en valeur. Ce soir, pourtant, victoire – enfin, il l’espérait – elle avait finalement accepté de se rendre au Dukes avec lui et quelques-uns de ses amis. Tous s’étaient montrés charmants avec elle et elle s’était sentie à l’aise au milieu de ce petit groupe de bons garçons. Ils habitaient tous Amethyst Mews, ils étaient sains et polis. Elle n’avait rien à craindre d’eux, qu’ils soient deux ou dix, elle le savait. Elle avait sincèrement espéré que cela jouerait en leur faveur mais au fil de la soirée, le malaise s’était installé et ne l’avait plus quittée.
- On va danser ?
La question n’était qu’un souffle et quand Effie tourna la tête, elle se retrouva nez à nez avec Erick qui avait posé sa main dans le creux de son dos.
Danser. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dansé, elle qui adorait ça ? Elle se souvenait parfaitement de la dernière fois où elle s’était déhanchée en public. C’était un public restreint, certes, mais quel public… Elle ne portait qu’une sorte de foulard autour de ses hanches et ondulait à la manière des danseuses orientales. Elle avait toujours trouvé leur technique tellement belle qu’elle avait pris des cours, en secret. Si son père avait su à quoi elle s’adonnait en dehors des heures de travail, il en serait devenu vert. Seth avait aimé son show privé, elle s’en souvenait parfaitement et c’est ce sourire à ce souvenir qu’Erick interpréta comme un ravissement de la part de la jeune femme. Elle descendit de son perchoir et le suivit sur la piste alors qu’une chanson populaire passait. Les corps se trémoussaient autour d’eux et elle tourna sur elle-même pour faire face à son cavalier. Il s’approchait d’elle avec une certaine classe et elle ferma les yeux, se concentrant sur les notes qui lui transperçaient la peau. Elle se laissa imprégner par la musique et quand les mains d’Erick vinrent se poser sur elle, pendant une fraction de secondes, elle eut le sentiment qu’en ouvrant les yeux, elle plongerait son regard dans celui de Seth et non pas celui du gentil Erick. Rouvrant les paupières, elle dévisagea le jeune homme qui souriait toujours et toute la joie – tout du moins, ce qu’il en restait après quelques heures dans le célèbre bar – qu’elle pouvait ressentir s’envola, n’abandonnant qu’un masque de douleur sur ses traits fins. Elle se sentait coupable de faire subir ce genre de revirement à Erick, surtout après la patience dont il avait fait preuve mais elle était incapable de continuer à se mentir. Cinq ans après le départ de Seth, elle n’était toujours pas parvenue à tourner la page. Erick dut sentir le changement car il s’arrêta à son tour et la contempla d’un air étrange. Au fond de son regard, il était déjà écrit qu’il avait compris son échec et cette révélation acheva Effie.
- Je suis désolée, souffla-t-elle en faisant volte-face, portant les mains ses tempes.
Elle écarta ses longs cheveux de son visage et fendit la foule, les larmes aux yeux, bousculée de toutes parts. Elle eut l’impression qu’elle ne parviendrait jamais à sortir de cette foule oppressante mais finalement, une main secourable inconnue lui maintint le bras et l’entraina vers une porte ouverte. Lorsque l’air pénétra les poumons de la jeune Indienne, celle-ci éclata en sanglot comme si l’appel d’air faisait ressortir tout ce qui bloquait la cage thoracique de la demoiselle. Elle se retint au mur en suffoquant et lorsqu’une voix masculine s’enquit de son état, elle assura d’un geste de la main que tout allait bien. Mais rien n’allait bien. Son monde tournait à une vitesse folle et elle était incapable de reprendre le rythme normal. Elle devrait des excuses à Erick mais elle n’était même pas certaine qu’il l’écouterait. À quoi bon, de toute façon, à part lui faire plus de mal que ce n’était déjà le cas. Gentil comme il était, il viendrait probablement voir si elle allait bien, lui proposerait de la raccompagner et elle voulait absolument lui éviter cette peine. Elle pria un instant pour qu’il rencontre quelqu’un d’autre, quelqu’un qui sache accepter l’amour qu’il avait à donner et sans même se retourner, elle quitta les lieux, le cœur en pagaille, la mémoire en feu.

Juillet 2010, Golden Terrace (Ruby Creek Falls)
Des petits doigts maladroits vinrent écarter les mèches d’Effie et elle revint à la réalité pour esquisser un sourire. Son fils était redescendu de quelques branches en la voyant silencieuse et ailleurs. Il avait l’habitude de cet état rêveur dans lequel sa mère tombait souvent, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il l’appréciait. Aussi jeune soit-il, Malcolm sentait que quelque chose n’allait pas, que sa mère n’était pas complètement heureuse, malgré ce qu’elle voulait faire croire aux autres. Il ne posait pas de questions. Que ce soit au sujet de sa tristesse évidente ou au sujet de son père. Les interrogations tournoyaient dans son esprit mais elles ne franchissaient jamais ses lèvres. Celles d’Effie chuchotèrent quelques mots dans la langue de ses ancêtres et Malcolm vint maladroitement se glisser près d’elle, se blottissant dans les bras maternels, le nez plongé dans les longues mèches brunes qui sentaient délicieusement bon. Elle referma son étreinte autour du corps éreinté du petit garçon et ferma les yeux en le sentant s’apaiser à son contact. Il remua encore quelques instants, le temps de trouver une position agréable et elle pressa la joue contre la chevelure bouclée de Malcolm. Le silence les enveloppa. Il n’y avait bien que des ces moments-là, lorsqu’elle étreignait Malcolm de la sorte qu’elle se sentait vraiment bien. Elle savait parfaitement que si elle fermait les yeux à ce moment-là, elle pourrait plonger dans un sommeil libérateur. Elle l’avait découvert : à chaque fois que Malcolm dormait dans la même pièce qu’elle, Effie était préservée des souvenirs, des rêves qui la ramenaient vers une seule et unique personne. Une personne qui avait changé, bouleversé sa vie avant de la quitter. Il n’avait existé que durant deux mois mais cela avait suffi pour qu’Effie passe les huit années suivantes dans un autre monde, loin des autres, loin de ce qu’aurait dû être sa vie si elle n’avait pas croisé sa route, ce fameux été 2002…

Prénom & Pseudo : OMG
Multinicks ? :
Code : OK Titzia
Avatar : Hilary Duff
Commentaires : Ne vous inquiétez pas, vous en voyez la fin.