Eugene était distrait. Ses yeux vagabondaient sur les affiches tandis qu’il patientait dans la file. Il n’y avait qu’une poignée de personnes devant lui mais l’employée du cinéma ne devait pas avoir été engagée pour sa rapidité car cela faisait quelques minutes que le jeune banquier était en bout de queue et la personne en tête n’avait toujours pas été servie entièrement et il comprit mieux pourquoi lorsqu’il vit la famille se détacher enfin du comptoir pour se diriger d’un pas pesant vers la salle – pas celle où Pepper s’était engouffrée, heureusement. Il se demanda un instant pourquoi ces gens persistaient à acheter autant de cochonneries, alors que leur surcharge pondérale était déjà impressionnante mais cette pensée fut vite chassée de son esprit. Eugene n’aimait pas juger, il n’aimait pas être méchant, même lorsqu’on l’avait mérité et il faisait tout pour se garder d’entrer dans ce jeu-là. Alors il détourna les yeux et revint sur son point d’arrivée. Ses yeux foncés balayèrent les panneaux qui annonçaient les prix et il soupira en remarquant que ceux-ci avaient encore augmenté. À croire que le cinéma n’était jamais assez cher. Ce n’était pas tant qu’il devait payer qui l’ennuyait, après tout, il déboursait parfois dix fois plus pour une soirée plus spéciale en charmante compagnie, mais il trouvait insensé qu’un an plus tôt, ces films auraient coûté un ou deux dollars moins chers. Okay, il était parfaitement conscient que le téléchargement était en grande partie en cause mais justement, plus les tarifs augmentaient, moins les gens avaient envie de devoir sortir leur carte bancaire, encore moins devoir faire la file pendant un quart d’heure pour un paquet de pop corn et un gobelet de Pepsi. S’impatientant à l’idée que tout ce temps qu’il perdait dans ce couloir était un temps qu’il ne passerait pas avec Pepper, Eugene tâcha de se contenir. Quelques gestes nerveux vinrent s’ajouter à sa pose tranquille et, finalement, la file sembla se résorber pour qu’il puisse enfin atteindre le comptoir. La demoiselle, une étudiante, très probablement, l’accueillit d’un sourire et lui demanda ce qu’il désirait, son index déjà paré à encoder les informations de la commande d’Eugene. Celui-ci ne se fit pas prier et s’élança, avec quelques hésitations, tout de même :
- Un paquet de pop corn… Mmmh…
- Quelle taille ?
Taille ? Il en avait oublié qu’en plus de devoir choisir parmi la liste de sucreries et glaces interminable, il devrait décider du contenu. Émettant un soupir, il lut le premier mot qui lui apparaissait :
- Jumbo, j’imagine.
- Une boisson ?
- Deux Pepsi.
- Ce sera tout ?
Eugene acquiesça, il avait envie de lui dire qu’elle aurait un billet en plus si elle se grouillait mais il se rappela autre chose, à la place.
- Oh, ce qu’il y a de plus light pour la boisson.
Il ignora si l’employée l’entendit et il souffla, ses joues se gonflant et se dégonflant alors que l’air s’échappait de ses lèvres. Il jeta un coup d’œil à sa montre et se dit que le film devait certainement avoir débuté. Tapotant sur le bord du comptoir, le jeune homme originaire de Ruby Creek Falls, une ville voisine, observa les gestes lents et précautionneux de la demoiselle. Il en aurait mis sa main à couper qu’elle avait déjà renversé beaucoup trop de choses par le passé, ce qui expliquerait sa lenteur. Lorsque, enfin, elle posa les trois objets de la commande d’Eugene, celui-ci attendit qu’elle lui annonce le prix et il tendit un billet en lui disant de garder la monnaie. Il devait certainement y en avoir pour deux ou trois dollars mais il n’était plus vraiment à ça près. Emportant le grignotage et les boissons, Eugene se dirigea vers une porte qui indiquait qu’il s’agissait de la salle 6. Il poussa le battant de l’épaule et pénétra dans la semi-pénombre. Ses yeux mirent quelques secondes à s’habituer et il finit par s’avancer plus prudemment, grimpant les marches en cherchant la chevelure d’une blonde divine, cachée quelque part dans la foule. Les visages étaient tous rivés vers l’écran sur lequel des silhouettes s’agitaient et il mit quelques temps à repérer la jeune femme. S’excusant et soufflant des « pardon » réguliers, il parvint enfin à rejoindre la jeune call girl près de laquelle il se laissa tomber en soupirant.
- Je ne te raconte pas la lenteur de la nana…, commença-t-il en se penchant vers l’oreille de Pepper.
Cela ne suffit pourtant pas, apparemment, car un « chut ! » plutôt courroucé lui parvint et il se tourna dans la direction du client impatient, fronça les sourcils et comme personne ne semblait lui jeter de regard haineux, il haussa les épaules et se réinstalla face à l’écran. Il fallait le dire, Eugene n’était pas vite gêné et se faire rabrouer pour si peu était vraiment le cadet de ses soucis. En plus de tout cela, pour couronner le tout, il était en compagnie de Pepper et rien de ce qu’il pourrait arriver ce soir ne pourrait lui gâcher sa soirée. Ils avaient quitté Ruby Creek Falls quelques heures plus tôt, il était allé la chercher dans un endroit discret et ils avaient pris la route. Pour ce que ses proches savaient, il était à une réunion importante. Mentir était devenu une habitude. Si au départ il avait beaucoup de mal à agencer sa vie privée et sa vie « mondaine » avec Pepper, il avait rapidement pris le pli. Au départ, il avait s’agit d’une compagnie lorsqu’il se sentait seul, Christopher et Leigh étant partis. Entre-temps, Leigh était revenue et lui, il n’avait pas pu cesser de sortir avec Pepper. À la base, elle n’était là que pour l’accompagner à de réelles soirées importantes. En plus de travailler pour la banque locale, il avait un poste de conseiller dans une filière connue, ce qui l’amenait à devoir effectuer des extras en plus de ses journées ennuyeuses dans son bureau. La jolie blonde, originaire de la même ville que lui, était une présence incontournable. Elle était belle, intelligente et il rigolait bien avec elle. Elle était devenue sa bouffée d’air frais et une relation essentiellement basée sur le business avait tout à coup basculé dans quelque chose d’autre, quelque chose qu’il n’aurait pas été capable de décrire si on le lui avait demandé.
Eugene tenta de se concentrer sur l’écran mais, imperceptiblement, il glissa vers sa gauche, jusqu’à ce que son épaule se presse innocemment contre celle de Pepper. Alors seulement il cessa de bouger et il fixa les acteurs d’un air absent, un sourire presque adolescent sur le visage.

La passion d’Eugene pour le cinéma remontait à loin. Déjà enfant, il se vautrait devant les cartoons du samedi après-midi, et ce pendant des heures. Il ne fallait pourtant pas penser que le jeune homme était un geek qui ne sortait jamais de chez lui. C’était bien simple, avec son frère et leur meilleure amie Leigh, ils passaient leur temps à explorer les moindres recoins de la ville et de ses environs. Mais il pouvait aussi bien passer une nuit à la belle étoile, lors d’une soirée camping improvisée que passer des heures devant une série télévisée qui le passionnerait. Les deux garçons avaient été élevés d’une manière telle qu’ils s’intéressaient à tout et ce n’était pas étonnant si Topher occupait aujourd’hui un poste à responsabilité et lui celui de consultant dans une banque. Ce n’était pas le même prestige mais il gagnait suffisamment bien sa vie que pour pouvoir se permettre ce double jeu qui consistait à passer le plus clair de son temps avec sa petite amie, Leigh, la jeune femme avec qui il avait grandi, mais également à s’octroyer des sorties privilégiées avec une jolie blonde un peu plus jeune que lui. Il ne se souvenait même plus quelles étaient les circonstances de leur rencontre mais quoi qu’il ait pu se passer ce jour-là, il y avait eu un déclic qui avait poussé Eugene à entretenir la demoiselle. Bien sûr, il avait bien conscience qu’il n’était pas le seul à faire cela mais comme il n’était pas amoureux de sa partenaire de jeux, il n’y avait aucun problème de son point de vue. De plus, c’était le métier de Pepper, Victoria Nightingale de son véritable patronyme. Alors oui, elle passait par bien des garçons – ou plutôt devrait-il les appeler des hommes – mais elle savait y faire, une véritable professionnelle qui, le temps de quelques heures, lui donnait le sentiment d’être le seul à exister. Sans oublier la complicité naturelle qui s’était instaurée entre eux, au-delà de l’argent. Ils avaient beaucoup de points communs et étaient la plupart du temps sur la même longueur d’onde, c’était donc sans arrière pensée qu’Eugene avait emmené Pepper à cette soirée originale, pensant qu’elle s’y plairait autant que lui. Le fait était là : la jeune femme n’appréciait visiblement pas ce qui apparaissait à l’écran mais il était trop bien absorbé par les silhouettes qui se mouvaient, lumineuses, pénétrantes, que pour remarquer l’ennui évident de sa compagne. S’il avait su, il aurait peut-être proposé une autre activité.
Cependant, Pepper n’était pas le genre de jeune femme à simuler le plaisir s’il n'y en avait aucun. Elle ne montra pas immédiatement que les minutes qui s’écoulaient devaient lui paraitre une perte de temps insensée mais sa patience ne dura qu’une poignée de minutes car le film avait commencé depuis quelques minutes à peine lorsqu’elle commença à vouloir déconcentrer Eugene à sa manière. Un petit sifflotement le tira de sa contemplation et il tourna la tête vers sa voisine, un petit sourire interrogateur sur les lèvres. Il n’était pas certain qu’il y ait réellement eu un son, peut-être que son imagination lui avait joué un tour mais au regard que Pepper lui porta, il comprit qu’il n’avait pas rêvé. Il lui adressa un clin d’œil et reporta son attention sur ce qu’il se passait devant eux. Peu de temps, toutefois, parce qu’il sentit un souffle lui chatouiller l’oreille et un sourire vint se dessiner sur ses lèvres. Il tâcha de garder sa concentration mais c’était sans compter sur l’insistance et l’effet de persuasion de Pepper. Il sentit une caresse au niveau de son menton et ne résista pas lorsqu’elle lui fit tourner lentement la tête. Il revint poser son regard sur la jeune femme, toujours aussi belle, même dans la pénombre de la salle. Il ne reporta pas son attention sur l’écran, préférant attendre de voir ce que la déesse blonde avait derrière la tête. Il fronça les sourcils, incapable de dissimuler l’amusement qui se profilait sur son visage pratiquement jovial en toutes circonstances. Et lorsqu’elle s’approcha pour sceller leurs lèvres, il ferma instinctivement les yeux, avec le sentiment de revivre son premier baiser. À chaque fois qu’elle faisait le premier pas dans sa direction, c’était pareil, il sentait les papillons lui envahir l’esprit, le corps, l’atmosphère. Elle avait un parfum exquis et une peau constamment douce comme le satin. Il ne se lassait jamais de passer les doigts sur tout ce qu’il pouvait atteindre, ayant évidemment une préférence pour ce qui était dissimulé par les vêtements de la belle.
Il en oublia rapidement la raison pour laquelle ils étaient venus. Ils devaient ressembler à deux adolescents venus se perdre dans une salle plongée dans le noir pour se bécoter. Si l’intention était bien là à la base, Eugene avait compté sur l’aspect sensuel pour après la séance. Il était en effet étrange d’inviter une fille à voir un tel film, surtout si c’était pour la caresser dans le noir. Pour rien au monde il n’aurait quitté ses lèvres douces. Sa main libre vint caresser la nuque de Pepper, sous la masse de cheveux blonds et son pouce caressa machinalement la parcelle de peau qui était à sa portée. Il émit un petit soupir conquis lorsque leurs langues se retrouvèrent et un sourire qui lui donnait l’air d’un enfant de dix ans vint se figer sur ses lèvres juste avant qu’il ne rompe leur baiser en douceur. Il garda cependant sa main là où elle était et il demanda, comme s’il ignorait la réponse :

« J’imagine que ce n’est pas le genre de soirée qui t’intéresse. » Il le savait en voyant la lueur dans les yeux de la jeune call girl que ce n’était vraiment pas sa tasse de thé et il émit un soupir en revenant à sa place initiale. « Pourquoi tu ne me l’a pas dit directement ? »

Un « shhh » autoritaire et agacé ne tarda pas à l’interrompre et il se pinça les lèvres, hésitant entre continuer en se contrefichant du râleur ou en remettant celui-ci à sa place. Sa réflexion ne prit que quelques secondes. Le film n’allait pas disparaitre du jour au lendemain et il ne voulait pas risquer le fait que Pepper prétexte avoir autre chose à faire la prochaine fois qu’il ferait appel à ses services – il doutait qu’elle en arrive à cette attitude après une unique soirée déplaisante mais il ne voulait pas prendre le risque. Attrapant la main de la jeune femme, il l’invita à le suivre d’un signe de la tête et il se leva, se faufilant dans l’allée, ne manquant pas d’offrir un sourire tout ce qu’il y a de plus faux lorsqu’il vit finalement la personne contrariée par ses bavardages : il s’agissait en fait d’une râleuse à la mine d’un bouledogue. Normal. Quoi d’autres ? Ils rejoignirent l’allée et la descendirent, il lui tenait toujours la main mais avec délicatesse. Ils fuyaient comme un couple qui ne souhaite qu’une chose : se trouver un petit coin tranquille pour roucouler.
Lorsqu’ils sortirent de la salle, la lumière força Eugene à plisser les paupières et il se tourna pour jeter un regard désolé à la sa compagne.

« J’suis trop nul » Il porta la paille de son Pepsi à ses lèvres, tenant le paquet de popcorn dans son autre main puis enchaina : « Bon après, j’sais pas trop ce qu’il y a à faire dans cette ville, je n’ai pris que les informations qui concernaient la soirée cinéma… Mais j’imagine qu’il doit bien y avoir de la vie dehors. »

Il jeta un coup d'oeil comme appuyer ses mots. À l’extérieur, le ciel était déjà sombre mais les lumières des lampadaires illuminaient la rue active. Et maintenant ? Il se sentait un peu pris au dépourvu. D’habitude, ses soirées étaient bien calculées, ils savaient où ils allaient, jusqu’à quelle heure et quand ils rentraient ou allaient à l’hôtel, selon les circonstances.