sometimes life turns really strange - juillet 2009
Il était en cours lorsque son téléphone se mit à vibrer furieusement dans son sac. Il ne répondit pas. Si c’était important, la personne qui l’appelait n’avait qu’à laisser un message. Les vibrations s’arrêtèrent un instant et reprirent de plus belle quelques secondes après. Il soupira et éteint son téléphone sans même regarder le numéro qui clignotait à l’écran. Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte de l’auditoire où les étudiants en cinquième année de médecine étaient rassemblés. C’était une dame d’âge mûr, Jaden Lington ne la connaissait pas. On appela son nom et lui fit signe de rejoindre cette dame, probablement une secrétaire, en emportant ses affaires. Il fronça les sourcils. Il n’avait pourtant rien fait de bizarre ces derniers temps. Il n’avait pas fumé de l’herbe à la morgue, ni fait de blague à qui que ce soit. Malgré ses 23 ans, il était resté un grand enfant et les blagues entre futurs médecins étaient devenues son lot quotidien. Lorsque ce n’était pas lui qui était l’inspirateur, c’était lui qui était visé. C’était ainsi, et pourtant dans une des plus grandes université d’Angleterre. Il rejoignit la secrétaire et quitta l’auditoire, perplexe. Elle avait le visage grave et bégayait.

- Monsieur Lington… Je… Je ne sais comment vous annoncer cela, mais…
- Allez droit au but, cela simplifiera les choses.
- Bien. Le bureau de votre père a appelé. Il… il a été frappé d’une crise cardiaque. Il est à l’hôpital St Thomas.

Il lâcha son sac par terre et sentit ses jambes devenir brusquement lourdes. Elles tremblaient. Mais il tâcha de garder une contenance. Il acquiesça de la tête pour faire comprendre à la secrétaire qu’il avait compris.

- Ils ont essayé de vous appeler sur votre portable, mais vous ne répondiez pas. Je suis désolée, Monsieur Lington.

Les mots de la secrétaire semblaient loin, très loin. C’était comme si ses oreilles venaient de se boucher d’un seul coup. Ou qu’on lui avait enfoncé du coton dans les tympans. Il entendait son cœur marteler à un rythme élevé. Il tourna le dos à la dame et se dirigea vers la sortie, incapable de réfléchir plus de deux secondes sans que le mot « crise cardiaque » vienne tarauder son esprit. Son père était surmené ces derniers temps. Il avait été nommé chef du cabinet d’avocats où il travaillait et avait été engagé pour défendre un client important. Il s’était plaint plusieurs fois d’avoir mal au bras et Jaden lui avait conseillé de voir un cardiologue et surtout de se reposer. Il n’avait pas voulu écouter. « Tu n’es qu’un étudiant, Jad, tu n’es pas encore médecin. Et puis je vais bien, tu vois ! » Il était insouciant, sûrement trop. Et sa santé avait fini par le rattraper, comme pour le punir de tout ce qu’il avait vécu dans sa vie.

Au volant de sa voiture, Jaden filait vers l’hôpital. Il essayait de ne penser à rien, mais il ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir de n’avoir rien fait. Il dépassait les limitations de vitesse, mais peu lui importait. Il voulait voir son père le plus vite possible. Lorsqu’il arriva, les médecins étaient unanimes : son père avait fait une seconde crise cardiaque, plus violente encore que la première. Le cœur allait lâcher, ce n’était qu’une question de minutes. Ils avaient fait ce qu’ils pouvaient, Jaden en était conscient, mais il leur en voulait de ne pas être en train de s’occuper de lui. Il entra dans la chambre. Son père avait les yeux entrouverts et il esquissa un sourire en le voyant entrer. Jaden s’approcha du lit et lui prit la main. Il n’était pas sentimental, d’habitude. Mais c’était son père. Le seul membre de la famille qu’il lui restait en Angleterre. Sa mère était partie aux Etats-Unis avec sa sœur, qu’elle avait fini par lâchement abandonner. Et Kessy était maintenant seule en Idaho, avec un petit ami au prénom ridicule dont Jaden ne pensait que du mal. Si son père décédait maintenant, il se retrouverait seul. Bien sûr, il était certain que sa tante l’accueillerait comme son fils au sein de sa maison, mais ce n’était pas cela qu’il voulait. C’était de son père qu’il avait besoin. S’il ne s’était jamais vraiment rendu compte à quel point son père avait été important pour lui, il avait maintenant un avis tranché sur la question : sans son père, il n’était rien. Il avait toujours été, et serait toujours son modèle. C’était lui qui avait fait de Jaden ce qu’il était. Et s’il était un enfoiré sans cœur, c’était parce que son père lui avait bien fait comprendre que les femmes n’étaient que source de souffrance. Jaden s’était construit une carapace autour du cœur et il ne le laissait pas prendre le dessus. Il avait fini par ne plus rien éprouver pour les filles qu’un intérêt physique et une envie de jouer. Elles ne signifiaient rien pour lui, rien de plus qu’un passe temps comme un autre. Il avait vu à quel point le divorce de ses parents avait fait souffrir son père et il n’avait pas envie de suivre le même chemin que lui. Encore aujourd’hui, huit ans après le divorce, son père ne parvenait pas à passer un jour sans parler de son ex épouse. Il n’avait retrouvé personne alors qu’elle, sa traînée de mère, enchaînait les hommes aux Etats-Unis. Enfin, c’était ce qu’il pensait. Elle n’avait jamais daigné lui donner de nouvelles après son départ. Et elle avait lâchement abandonné Kessy, pour qui cette femme était tout : une mère, un modèle, une idole. Et quel modèle ! Alors qu’il contemplait son père étendu dans ce lit d’hôpital, Jaden se sentit brusquement vulnérable. Lui qui se pensait intouchable se retrouvait à tenir la main de son père mourant. Car ce n’était plus qu’une question d’heures. Il ne survivrait pas à une autre crise cardiaque. Et il semblait faible. Il était sous morphine pour la douleur, et sous tranquillisants. Son regard vague ne se détachait pas de son fils, comme s’il était le dernier lien qui le rattachait à la vie. Jaden sentit une légère pression sur sa main et releva les yeux vers son père.

- Il semblerait que tu aies eu raison, fils. J’aurais dû t’écouter.
- J’aurais dû insister un peu plus.
- Je veux que tu ailles rejoindre ta sœur aux Etats-Unis quand… quand je ne serai plus là. J’ai été un mauvais père pour elle, et je sais que tu seras un bon frère. Je veux que tu la protèges, d’accord ?
- Papa… on… on en n’est pas là. Tu…
- Jaden, tu sais aussi bien que moi que je ne sortirai pas de cet hôpital, si ce n’est entre quatre planches. Tu es un bon garçon, le meilleur fils qui soit. Occupe-toi de ta sœur, fais ça pour ton vieux père, tu veux ?

Jaden acquiesça de la tête, silencieusement. Il avait la gorge serrée et il sentait les larmes lui monter aux yeux. Lui qui ne pleurait jamais s’apprêtait à pleurer toutes les larmes de son corps.

- Maintenant, va-t-en. Je ne veux pas que tu me regardes mourir. Dis aux médecins de ne pas essayer de me réanimer. Je t’aime mon fils.
- Moi aussi, papa. Au revoir.

Aussi difficile que cela fût pour lui, il obéit à son père. Sitôt qu’il eut quitté la chambre, il entendit le moniteur s’agiter. L’équipe d’infirmières se précipita vers lui. Jaden leur fit signe de ne pas s’acharner. C’était le vœu de son père. On débrancha donc les appareils après avoir constaté que le cœur ne reprendrait pas. Le jeune homme sortit de l’hôpital, absent de sa propre tête. Comme s’il était sorti de son corps et que son cerveau lui dictait d’avancer tout droit. Les bras ballant, il sortit, marcha vers sa voiture. Et installé dans le siège conducteur, il se mit à pleurer. Il était seul, définitivement seul.

leave everything & never turn back - août 2009
Il fallait partir. L’enterrement avait eu lieu. Il avait réussi à joindre Kessy pour qu’elle y assiste. Il était totalement bouleversée, Kessy presque pas. Elle n’avait jamais vraiment eu de lien fort avec leur père. Il ne pouvait pas lui en vouloir. Elle avait grandi presque sans lui, il était toujours absent pour le travail. Et elle était partie aux Etats-Unis lorsqu’elle avait 13 ans. Elle en avait maintenant 22. Et elle était différente, très différente de la Kessy qu’il avait connue auparavant. Elle avait grandi, mûri, changé. Elle n’était plus la petite fille qu’il avait connue. Elle s’était forgé un caractère. Et pourtant elle gardait dans les yeux les mêmes étincelles que pendant leur enfance. Ces étincelles qui lui avaient tant manqué. Elle semblait toujours aussi malicieuse. Cela le consola un peu. Elle repartit le lendemain de l’enterrement, après avoir signé tous les papiers du notaire. Jaden l’avait préparée à sa future arrivée à Ruby Creek Falls. Elle avait l’air heureuse d’apprendre la nouvelle. Lui devait régler des papiers pour sa carte de résident et pour son diplôme. Il avait pu contacter l’hôpital de la ville et s’y était inscrit comme interne. Il devrait trouver un logement, mais il vivrait peut-être un peu chez Kessy avant, le temps de trouver une maison habitable. Il était assez pessimiste, surtout après qu’il se soit renseigné sur la ville. C’était un trou perdu au fin fond de l’Idaho. La vie là-bas était paisible, tout le contraire de la vie londonienne. Comment aillait-il faire pour vivre là-bas ? S’habituer au calme de la province ? Et surtout : comment allait-il supporter les Etats-Unis, lui qui détestait ce pays ? il aurait tout le temps de se poser ces questions par la suite. Il avait trop de choses à penser. Il avait un billet d’avion pour Portland où il passerait un mois avant de prendre le chemin de Ruby Creek Falls. Il avait loué un petit appartement pour touristes là-bas. Il devait y passer un peu de temps afin de faire valider ses années de médecine en Angleterre pour que son internat soit pris en compte dans son futur diplôme de médecine. Beaucoup d’administration en vue, donc, ce qui n’était pas pour le réjouir le moins du monde.

Son avion décollait dans trois heures et il vérifiait si sa valise était faite. Il avait également empaqueter des affaires qu’il ferait livrer directement à Ruby Creek Falls, chez Kessy. Parmi ses boîtes, on retrouvait des choses typiquement anglaises et des vêtements, beaucoup de vêtements. Les marques qu’il était certain de ne pas pouvoir retrouver là-bas. Londres lui manquait déjà. Un goût amer se mélangeait au goût du thé dans sa bouche. Sa tante était sur le qui-vive. Sa cousine emménagerait bientôt dans le penthouse de Jaden et son père, ainsi le bien resterait dans la famille. Elle travaillerait également dans le cabinet d’avocats Lington & Bradley peu avant sa mort.

- Ecris-nous, Jaden. Et reviens nous voir avec ta soeur. Tu vas beaucoup nous manquer, tu sais ?
- C’est d’accord. Et ne t’inquiète pas, je reviendrai dès que j’en aurai l’occasion. Tu sais à quel point j’aime cette ville et à quel point vous comptez pour moi. Je ne saurai jamais vous remercier assez pour tout ce que vous avez fait pour moi et Kessy ces derniers jours.
- C’est à nous de te remercier, Jaden. Surtout pour ce magnifique appartement. Jeane a promis qu’elle te le rachèterait quand elle en aurait les moyens.
- Non, je vous l’offre. Je suis heureux qu’il reste dans la famille. Au revoir.

C’est ainsi qu’il prit le chemin des Etats-Unis, un peu dépité, et surtout totalement déprimé. Il n’avait jamais envisagé de quitter Londres et voilà qu’il était contraint de le faire. Il savait qu’il faisait ce qu’il fallait, mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir un pincement au cœur et une certaine appréhension à l’idée de partir de l’Angleterre définitivement. Il reviendrait sûrement, au bout d’un moment, lorsque Kessy n’aurait plus besoin de lui. Mais elle était encore trop jeune pour être laissée seule, bien qu’elle avait vécue par elle-même pendant un moment déjà. Lui en voulait-elle de ne pas l’avoir rejointe plus tôt ? Il pensait que non, elle savait quel sacrifice cela aurait été pour lui. Et en ce moment, il savait qu’elle était consciente de la difficulté qu’il éprouvait à venir vivre là avec elle. Mais elle ne voulait pas revenir à Londres, toute sa vie était là-bas en Idaho. Et lui n’avait pas de réelle attache ici. Ils devaient se soutenir.

it’s a new day, it’s a new life - mai 2010
- Le docteur Lington en salle 8 s’il vous plaît, le docteur Lington en salle 8.
La voix féminine résonnait dans tout le troisième étage. Jaden quitta la salle de repos pour se diriger en salle 8. Il était trois heures du matin, et il était de garde. Il avait eu du répit, ce soir, il avait de la chance. D’ordinaire il était débordé. Mais ce n’était pas plus mal. Cela faisait huit mois qu’il vivait à Ruby Creek Falls et il était encore dans les travaux chez lui. La maison qu’il avait achetée était en bon état, certes, mais il y avait mieux. Et lui qui était habitué au luxe citadin ne supportait pas de vivre avec le strict minimum. Aussi avait-il refait entièrement quelques pièces de la maison. Sa chambre était terminée, la cuisine, la salle de bains et le salon étaient finis également. Il lui restait la chambre d’amis et la salle de bains attenante, ainsi que le jardin extérieur et la terrasse à refaire. Le garage lui servait plus d’entrepôt pour ses affaires et ses meubles que de garage, et son 4x4 restait souvent dehors. Le plombier avait dû passer dans la journée, il avait chargé Kessy de l’accueillir et de surveiller les travaux. Bientôt il se sentirait un peu mieux. Les travaux de peinture et d’aménagement le mettaient dans tous ses états, surtout qu’il ne trouvait pas la moitié de ce qu’il voulait dans le magasin de bricolage –pourtant énorme –de Ruby Creek Falls.

Il franchit la porte de la salle 8 et trouva une infirmière en train de rassurer une patiente visiblement hors d’elle. A première vue, elle s’était cassé le bras. Ce n’était pas beau à voir, loin de là. Mais il avait l’habitude. Ici, tout le monde finissait par se faire de bonnes blessures à force de bricoler, d’escalader ou dieu sait quoi d’autre encore ! Jaden demanda à l’infirmière, discrètement, pourquoi on n’avait pas emmené la patiente aux urgences, car c’était l’endroit le mieux approprié pour son état. D’autant que Jaden était médecin généraliste, pas urgentiste. L’infirmière répondit que la patiente l’avait demandé lui, expressément. Et que de toute façon on le muterait bientôt aux urgences, on manquait d’urgentistes, pas de généralistes. Jaden s’approcha de la jeune femme. Elle avait environ trente ans et semblait totalement paniquée. Elle se calma néanmoins en voyant Jaden.

- Madame Vernon, comment vous êtes-vous fait cela ?

Il venait de la reconnaître, c’était sa voisine. Elle avait des jumeaux totalement insupportables qui courraient dans tous les sens à longueur de journée. Jaden s’était souvent demandé comment elle réussissait à ne pas faire de crise de nerfs ou comment elle ne s’était pas retrouvée aux urgences avant cela.

- Ce sont les enfants. Ils courraient dans les escaliers. J’ai voulu les en empêcher et je suis tombée. Est-ce que c’est grave ?
- Disons que ça mettra un certain temps pour se refaire, mais vous serez enfin obligée de vous reposer. Ca vous fera du bien. On va faire une radio pour voir l’étendue des dégâts, ensuite on vous mettra un plâtre.

Il lui sourit gentiment et l’emmena tout en discutant vers la salle des radios. Il y avait une chose qu’il appréciait ici à Ruby Creek Falls, c’était que les voisins n’étaient pas juste des inconnus. Ici, il connaissait beaucoup de monde grâce à son poste à l’hôpital et les gens lui avaient rapidement fait confiance. Preuve en était que sa voisine l’avait réclamé pour la soigner. Il devait bien se rendre à l’évidence, il se plaisait plus que ce qu’il ne s’était imaginé avant son arrivée. Mais Londres lui manquait toujours, un peu trop à son goût d’ailleurs. Il ne pouvait s’empêcher de regarder les prix des vols pour la capital anglaise à chaque fois qu’il avait un peu de temps pour lui. Et chaque fois, il culpabilisait de penser à rentrer. Il finirait bien par s’habituer à cette vie calme et paisible, non ?

HORS-JEU ; Show us your true colors

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