WRITE TIL THE INK FADES —

La nuit était déjà bien entamée lorsque Gaël s'extirpa de son lit en laissant s'échapper un lourd soupir agaçé. Rien à faire, le sommeil ne semblait pas décidé à venir l'envelopper, ses paupières refusaient de se clore et tous ses muscles restaient tendus comme s'il était sur le point de bondir d'entre ses draps. Il avait beau se tourner, se retourner, changer de position des dizaines de fois, il se savait condamné, abandonné par Morphée. Machinalement, il se dirigea vers la chaise où il avait reposé son jean quelques heures plus tôt et glissa une main dans la poche droite afin d'en sortir son paquet de cigarettes et un briquet. Quelques années en arrière, Gaël aurait probablement été le dernier à se ruer sur ces cochonneries, mais aujourd'hui il lui semblait tout juste envisageable de passer une journée sans elles. C'était l'une des (nombreuses) choses que New-York avait changé chez lui, et même si l'idée d'être devenu l'un de ces pauvres 'toxico' ne l'enchantait pas vraiment, il se savait trop faible pour ne serait-ce qu'envisager d'arrêter.

D'un geste vif, il ouvrit l'unique fenêtre de la chambre qu'il partageait avec un autre étudiant (absent ce soir-là, sans doute trop occupé à fêter la fin du premier semestre) et grimpa sur le rebord afin de s'y assoir. Installé au cinquième étage de sa résidence, Gaël aimait l'idée de laisser ses jambes pendre dans le vide, ce sentiment d'abandon et la légère pointe d'adrénaline qui pouvait naître en lui lorsque parfois l'idée de chuter lui venait à l'esprit. Lors de ses nombreuses insomnies, toutes survenues subitement au cours des deux derniers mois, le jeune homme s'était parfois posé certaines questions idiotes du type «Si je chutais de cinq étages, qui le remarquerait le premier?» , certainement Neil, le gardien du Campus qui effectuait généralement sa ronde quatre fois par nuit, trop heureux d'avoir une bonne excuse pour reluquer les étudiantes les moins farouches de Columbia vadrouillant souvent au beau milieu de la nuit en quête d'aventure. Peut-être Andy, son colocataire? l'entente n'avait pas toujours été au beau fixe entre les deux hommes, trop différents sous bien des points, mais ils avaient néanmoins partagé de bons moments ensemble. Quoiqu'il en soit, parmi les dizaines de questions qui s'entrechoquaient dans son esprit, une seule lui paraissait essentielle en ces temps étranges où lui-même ne savait plus sur qui compter, qui étaient ses vrais amis ou même quelles personnes pouvaient bien l'apprécier vraiment pour ce qu'il était : à qui manquerait-il vraiment?

La première réponse qui vint à l'esprit de Gaël fut bien entendu sa mère. Il ne l'avait plus vu depuis son départ pour New-York mais jamais il n'avait coupé les ponts avec sa génitrice, lui passant un coup de fil de temps en temps, prenant de ses nouvelles. Il avait été accablé d'apprendre les terribles dégâts causés à la ville qui l'avait vu naître et où il avait vécu ses plus belles années, celles de son enfance. Ruby Creek Falls lui avait manqué chaque jour depuis son départ, souvent une simple odeur pouvait le ramener là-bas, à l'unique endroit où il s'était jamais senti 'chez lui'. Son frère lui manquait également, s'il avait nettement moins d'occasions de l'avoir au bout du fil, leur lien demeurait intact, leur complicité inébranlable. Orlando avait toujours été là pour lui, malgré son attitude que d'autres trouvaient souvent bien trop 'sauvage' , Gaël vouait une admiration infinie à son ainé, admirant son indépendance et ce caractère que lui n'avait jamais eu. Les deux frères étaient différents mais pas strictement opposés : Gaël était bien plus influençable que son frère; tandis qu'Orlando avait du se forger un caractère sans la moindre image paternelle, son cadet lui se démenait pour faire la fierté de son père, acceptant de faire des sacrifices pour suivre le chemin qu'il avait tracé pour lui dès son adolescence. Bien qu'élevé par sa mère, Gaël était resté en contact avec son père, l'idée de quitter sa ville natale pour New-York avait d'ailleurs été la sienne. Il se souvenait parfaitement de ses mots, un soir où il l'avait eu au téléphone: «Quitte cette ville Gaël, il n'y a rien ici pour toi, tu ne deviendra jamais quelqu'un en restant dans ce patelin...» . Quelques semaines plus tard, James l'inscrivait à Columbia et le préparait à suivre des études de Journalisme qu'il n'avait jamais véritablement évoqué jusqu'ici, simplement pour le voir marcher sur ses pas. Dès lors, Gaël avait du tirer un trait sur une bonne partie de sa personnalité. Les cours intensifs le privaient de toutes ses passions : le théâtre, la musique, l'écriture, toutes ces choses auxquelles il avait du renoncer et qui lui manquaient horriblement. Il suffoquait, étouffait, regrettant amèrement sa décision. Il ne se passait plus un jour désormais sans que le jeune homme ne repense à Ruby Creek Falls, une pointe de nostalgie lui nouant la gorge. Rejetant la fumée de sa cigarette, Gaël écrasa le mégot contre la façade du bâtiment et le balança d'une chiquenaude avant de retourner dans sa chambre, basculant ses jambes vers l'intérieur. La fraîcheur de la nuit l'enveloppa et recouvrit son torse nu de frissons qu'il s'empressa de faire disparaître en se frottant frénétiquement les bras. Ses yeux balayaient la pièce sans véritable attention, les murs étaient presque nus à l'exception de quelques posters -des affiches de films, pour la plupart- de son côté, l'unique partie de lui que le jeune homme avait réussi à imprégner dans cette pièce. Mais cela ne suffirait jamais à le faire se sentir chez lui. Sa chambre lui manquait, bien qu'elle ait disparu dans les décombres lors de la catastrophe survenue là-bas, et s'il n'avait pas pleuré le jour où sa mère lui avait appris la nouvelle, Gaël n'avait pu s'empêcher de ressentir un gros pincement au coeur en songeant à une partie de son enfance désormais disparue. Il repensait à toutes ces heures passées dans sa chambre d'adolescent à écouter de la musique avec son frère ou à improviser des petites sessions acoustiques, leurs guitares en mains. Parfois, ils y passaient l'après-midi sans même s'en rendre compte, enfermés dans leur bulle que rien ni personne n'aurait pu percer. Machinalement, Gaël leva la tête vers le haut de son armoire pour voir dépasser le manche de sa guitare sèche. Il ne l'avait pas touché depuis son arrivée ici et l'imaginait déjà recouverte d'une couche de poussière. Cette simple idée le désola et il réalisa une fois de plus à quel point il avait changé ces derniers mois, combien le jeune citadin New-Yorkais avait pris le dessus sur le môme de la campagne qu'il avait été. Son quotidien ici n'était qu'enchainements de cours inintéressants et de débauche. Les soirées que donnaient ses prétendus "nouveaux amis" ne lui ressemblaient en rien, il se sentait comme perdu dans un tourbillon étrange, comme s'il avait été projeté dans une mauvaise série télévisée pour adolescents. Encerclé par la fameuse 'jeunesse dorée' New-Yorkaise, Gaël était las de jouer un rôle, de prétendre être comme eux, de faire semblant d'apprécier leurs centres d'intérêts, de repousser les avances constantes des étudiantes délurées qui n'attendaient qu'un claquement de doigts pour lui ouvrir leurs jambes. Il n'avait eu qu'un seul véritable coup de coeur ici, un élève de deuxième année, croisé lors de la soirée d'intégration. Il n'était pas vraiment son type, certainement un peu trop viril pour lui, mais Gaël avait immédiatement ressenti cette attraction en le voyant. Bien entendu, il s'était avéré terriblement hétéro...

Gaël n'avait jamais caché sa bisexualité, hormis à son père. Il savait que celui-ci ne tolèrerait pas de savoir son fils unique 'le cul entre deux chaises'. Il ne comprendrait pas. Mais en dehors de James Costigan, tout le monde savait que le jeune blond penchait des deux côtés de la balance. Il n'était pas frivole et ses conquêtes se comptaient sur les doigts d'une seule main, mais à ce jour aucune fille n'avait su faire véritablement battre son coeur. Ses plus gros coups de foudre avaient été des garçons. Des garçons qui avaient tous compté à leur manière. Ici, à New-York, être homosexuel était aussi banal que de posséder un I-phone. Les gays et lesbiennes se mêlaient aux autres avec une facilité évidente qui pouvait souvent déboussoler Gaël. Il ne se souvenait que trop bien de sa condition à Ruby Creek Falls et le côté tabou qui entourait l'homosexualité là-bas, la situation avait quelque chose d'excitant parfois et c'est souvent avec tristesse que le jeune homme repensait à ses virées interdites avec ses premiers amours, aux baisers volés dans la pénombre d'une salle de cinéma, aux petits gestes tendres parfois si rapides qu'ils en étaient invisibles aux regards indiscrets. La situation avait peut-être changé entre temps? beaucoup de choses avaient du changer, d'ailleurs. Qu'étaient devenu ses amis? ces visages qu'il croisait chaque jour sur le chemin de l'école? combien de ses voisins avaient perdu leurs maisons dans la catastrophe? combien de nouvelles têtes étaient venu enrichir les lieux qui l'avaient vu grandir? tant de questions auxquelles il était las de ne pas pouvoir apporter de réponses. Tant de sensations qu'il souhaitait revivre à nouveau. Tant de choses laissées en suspens...

Ouvrant les deux portes de son placard, Gaël attrapa tous les vêtements accrochés à sa penderie, ne prenant pas la peine de les extirper de leurs cintres et vint les poser sur son lit. Il tira la chaise jusqu'à l'armoire, grimpa dessus et s'empara de la valise qu'il avait rangé sur la dernière étagère, attrapa sa guitare au passage et commença à faire ses bagages sans réfléchir une seconde de plus. Ses vêtements s'entassèrent dans la valise au fil des secondes et étrangement, Gaël se sentait plus léger au fur et à mesure que son armoire se vidait, une étrange sensation de liberté s'emparant de lui. Il vida la dernière étagère et emporta une pile de t-shirts, s'apprêtant à la ranger dans sa valise lorsqu'une poignée de petits papiers glacés tombèrent en cascade sur le sol. Les sourcils froncés, Gaël reposa ses vêtements sur le lit avant de se pencher vers le sol et de découvrir une dizaine de photographies qu'il avait rangé au fond de son armoire à son arrivée ici, oubliant leur existence. Il reconnut son visage souriant d'adolescent sur la plupart, les clichés datant pratiquement tous de ses jeunes années à Ruby Creek Falls. Son frère était sur certaines également, souvent accompagné de sa guitare, ainsi que sa mère qui tenait un petit Gaël pas plus haut que trois pommes sur l'une d'elle, les joues recouvertes de chocolat. Un petit sourire se dessina sur les lèvres du jeune homme, les souvenirs s'entrechoquant entre eux dans son esprit. Il se souvenait de chaque jour où avaient été pris ces clichés, tous gorgés d'une part immense de nostalgie. L'un d'eux le frappa plus particulièrement, il s'agissait d'une petite photo froissée sur le milieu, trahissant le fait qu'elle soit resté pliée un long moment. Son sourire s'effaçant légèrement, Gaël reconnut le visage de Floyd Oackley, un joli minois orné d'une multitude de tâches de rousseur et dont le regard clair et pénétrant semblait le déshabiller. Il riait légèrement sur ce cliché et Gaël se souvint alors du mal qu'il avait eu à le capturer ce jour là, Floyd ayant toujours cette fâcheuse tendance à s'agiter ou à faire le pitre jusqu'à rendre tout le monde complètement dingue. Floyd était le dernier véritable amour en date de Gaël. Ils s'étaient quitté le jour de son départ pour New-York... du moins, la rupture avait semblé évidente bien que ni l'un ni l'autre n'ait jamais clairement mentionné le mot 'rupture'. Floyd avait été l'un des nombreux sacrifices qu'avait du faire le jeune Costigan, un sacrifice qu'il n'aurait jamais fait en temps normal tant leur couple paraissait évident. Soudainement, l'idée de retourner à Ruby Creek Falls inquiéta le jeune homme. Qu'était devenu Floyd? lui avait-il pardonné son départ? les deux amants avaient complètement coupé les ponts après cette rupture non-dite et ni l'un ni l'autre n'avait manifesté le moindre besoin d'avoir des nouvelles dès lors.

Un cliquetis de serrure fit sursauter Gaël qui s'empressa de replier la photo et de la ranger, ainsi que les autres, au fin fond de sa valise. Son colocataire fit alors son entrée, la chemise à demi-boutonnée et une mine qui ne pouvait annoncer qu'une gueule de bois imminente. La porte claqua alors qu'il se dirigeait déjà vers son lit, posant néanmoins les yeux sur son colocataire penché sur une valise débordante d'effets personnels.

- Alors c'est décidé? tu te barres? lança t-il en hochant le menton vers sa valise
- On dirait bien? j'ai le sentiment que c'est ce qu'il me faut, un retour aux sources.
- J'peux pas croire que tu quittes New-York et Columbia pour un bled comme... comment ça s'appelle ton bled déjà?
- Ruby Creek Falls.
- Ça sonne comme un mauvais téléfilm, mec, t'es sûr de toi?

Gaël se contenta d'hocher la tête, refermant déjà sa valise avec peine.

- Et pour ton père? il risque pas de péter une durite s'il l'apprend?

Il disait vrai. Lorsque James apprendrait la décision de son fils, il entrerait probablement dans une colère noire. Gaël pouvait déjà deviner la mine déçue de son père et le sermon qu'il lui servirait. Il lui reprocherait sans doute sa lâcheté et le fait de baisser les bras quand les choses deviennent trop compliquées pour lui. Son manque d'ambition aussi, certainement, et il clôturerait le tout en avouant sa déception, le tout accompagné d'une phrase du genre «tu fais la plus grosse erreur de ta vie» dans l'espoir de pouvoir lui servir du «je te l'avais dit» le jour où Gaël reviendrait vers lui, sans aucun projet d'avenir. Mais dans l'immédiat, le jeune homme avait un plan...

- Je compte pas lui dire...
- T'es ravagé, qu'est-ce qu'il y a de si important là-bas pour que tu quittes une vie pareille?
- Bien plus que ce que je peux trouver ici.

Son ami se mit à rire légèrement tandis que Gaël enfilait un jean et un t-shirt, déterminé à quitter la 'Big Apple' au plus vite. Il ne savait pas ce que ce nouveau départ lui apporterait, si ce retour aux sources était bel et bien la solution miracle à sa crise existentielle ni même s'il regretterait sa décision dès le lendemain, mais s'il savait une chose c'est que rester ici le mènerait à sa perte. Il n'avait pas les épaules pour mener une vie pareille ni le caractère pour s'opposer aux mauvaises personnes. Il ne voulait pas devenir un cliché ambulant et brûler son existence par les deux bouts... Il devait partir, fuir, se retrouver et recoller les morceaux du puzzle éclaté qu'était sa vie désormais. Et son pèlerinage commencerait par Ruby Creek Falls. D'ici quelques heures, il serait dans un train de nuit, embarquant pour un voyage salvateur.

Prénom & Pseudo : Crystell
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Avatar : Dougie Poynter
Commentaires : euh... merci Leelo? ♥