21 juin 2009, Quiberon, Bretagne, France

Par un soir pluvieux et venteux, une soirée triste et effrayante où l'air humide sifflait dans les arbres, faisait craquer les branches, des mots d'une infinie cruauté résonnaient dans son esprit. La tête dans les mains, les yeux gonflés, il fixait le plancher usé de son appartement. Il était perdu, assis sur un tabouret à côté du berceau qu'il balançait d'un mouvement machinal du pied pour endormir une petite fille d'à peine quelques mois. Ses paupières se fermaient doucement et sa petite bouche en coeur, légèrement entrouverte, laissait s'échapper un souffle que le jeune homme aurait pu écouter des heures sans se lasser. Sortant de sa torpeur, il se leva et se baissa sur le berceau pour admirer l'enfant d'encore plus près, lui caresser la joue du bout de l'index avec un sourire triste. " Ma pauvre Hanaë, quelle vie tu vas avoir? " La petite main de la fillette s'accrocha autour de l'index du jeune homme, comme si elle avait tout compris et qu'elle cherchait quelque chose à quoi se raccrocher, pauvre enfant à la dérive. Un sourire ému se dessina sur le visage fatigué du jeune homme. " Papa est là, ma chérie. Tout ira bien. " Il lâcha un soupir trahissant tout son désespoir et sa peur de la suite. De ce qu'il allait arriver. Il s'éloigna du berceau et sortit de la petite chambre rose après avoir jeté un dernier coup d'oeil au bébé. Cette nuit-là, il chercherait le sommeil sans le trouver, maltraité par des scénarios aussi difficiles qu'insupportables.

Dans sa tête, le scénario de la soirée tournait en boucle, comme un CD rayé dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Il aurait voulu pouvoir fermer les yeux et se réveiller, comme si rien de tout cela n'était jamais arrivé. Mais rien n'était aussi simple, malheureusement. La pluie battait sur les fenêtres, faisait claquer les volets de la maison voisine. Comment avait-elle pu faire cela?

21 juin 2009, Quiberon, Bretagne, France, 19h

Lorsqu'il rentra du travail, il trouva des valises dans l'entrée. Deux valises, un gros sac de voyage, un sac à mains. Il déposa ses clés sur le meuble du hall et se dirigea tout de suite à l'étage d'où provenaient les pleurs de sa fille. La petite hurlait à s'en rompre les cordes vocales et ne se calma que lorsqu'il la prit dans ses bras. La tempête battait dehors, elle avait certainement eu peur. Intrigué et inquiété par les valises dans l'entrée, il descendit avec sa fille dans les bras. Dans le salon, Julie attendait, silencieuse, tête baissée. " Pourquoi tu ne t'es pas occupée d'elle? Elle hurlait, Julie. " Il eut pour seule réponse un lourd silence. Et puis elle se leva, lui fit face et lui annonça qu'elle partait. Qu'elle ne pouvait pas vivre cette vie. Elle était trop jeune pour être mère, ce n'était pas dans ses plans. Elle ne voulait pas perdre sa jeunesse à s'occuper d'une gamine arrivée là par accident. Elle ne pouvait plus vivre avec lui, il la dégoûtait, lui rappelait tous les jours la bêtise qu'ils avaient faite en oubliant de se protéger. Il cria, elle cria. La petite se remit à pleurer. Elle lui dit qu'elle ne pouvait plus supporter les pleurs de cet enfant insupportable, qu'elle n'avait jamais aimé ce bébé et que cela n'arriverait jamais. Et elle sortit en claquant la porte. Il entendit le moteur de la Twingo de Julie et vit les phares s'éloigner dans l'obscurité de la tempête. Il resta assis pendant de longues minutes, incapable de comprendre ce qui venait d'arriver. Certes, Hanaë était née d'un accident. Lui et Julie n'étaient pas prêts pour un bébé, ni même pour vivre ensemble. Ils se fréquentaient depuis trois ou quatre mois seulement lorsqu'elle s'était rendue compte qu'elle était enceinte. Elle avait décidé de la garder, persuadée qu'elle pourrait gérer cela. Lui avait eu peur pendant les neuf mois. Et lorsqu'il avait vu le visage de sa fille, et qu'elle avait ses yeux, il sut qu'il était fait pour être père. Que cette petite fille était la plus belle chose qui lui soit arrivée. Et tout heureux qu'il était, il n'avait pas remarqué que Julie détestait sa vie de jeune maman. Qu'elle n'était pas heureuse, qu'elle faisait tout pour éviter d'avoir à prendre Hanaë dans ses bras. Comment avait-il pu être si aveugle? Et comment allait-il faire pour élever une petite fille seul? Des milliers de questions se bousculaient dans sa tête, s'entrechoquant jusqu'à lui donner la migraine. Et à tout cela se mêlait un sentiment de culpabilité sans pareil.

　

Dans les jours qui suivirent, il rompit le contrat de bail et retourna vivre chez ses parents, qui l'accueillirent à bras ouverts. Complètement déprimé par sa situation, il était incapable d'aller travailler sans penser constamment à sa fille. Quelques mois après, il fut viré dans une restructuration par des patrons insensibles. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Avec la prime de licenciement, il décida d'aller rejoindre sa soeur un mois aux Etats-Unis. Elle était marraine d'Hanaë, mais n'avait encore jamais eu l'occasion de voir sa filleule en chair et en os. C'était l'occasion rêvée pour changer d'air, voir autre chose que sa vie déprimante en Bretagne. Et pourtant, jusqu'alors, il avait adoré vivre là. Il adorait la mer, la brutalité de la nature, le fait d'avoir l'impression d'être suspendu dans le temps, comme si le passé côtoyait le présent sans anachronisme. Mais depuis que Julie était partie en abandonnant sans regret sa magnifique petite fille, rien n'avait été plus difficile que de vivre là. Il aurait dû se douter que Julie ne resterait pas. Elle avait 22 ans et la vie devant elle. A la naissance de la petite, elle avait voulu accoucher sous X. Il avait reconnu Hanaë comme si c'était une évidence et avait refusé de voir le problème. Car après tout, cela ne signifiait rien qu'elle ait voulu accoucher sous X si elle acceptait de vivre avec lui et leur fille. Il avait été naïf, trop naïf, comme à son habitude...

Aller aux States lui permettrait de prendre du recul, de voir les choses sous une autre lumière. Il s'installa dans une chambre qu'il louait à une dame d'une quarantaine d'années, divorcée et incapable de payer le loyer avec son petit salaire de fonctionnaire municipale. Si au début, il eut beaucoup de mal à se faire à l'anglais -en bon français qu'il était, il balbutiait vaguement en anglais- il finit par s'adapter à la langue et se plut beaucoup dans la petite ville de l'Idaho. La présence de sa soeur cadette y était certainement pour quelque chose, car elle lui redonna le goût de la vie et lui rendit espoir. Au bout de son mois planifié à Ruby Creek Falls, il décida de rester. Plus rien ne le retenait en Bretagne et cette région lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Il se trouva un petit boulot de barman/serveur dans un café appelé le Dukes. Il fut d'ailleurs étonné d'être pris, vu son accent, mais il suspectait le patron de l'avoir engagé pour ajouter un petit peu d'animation dans son établissement. Un serveur français baragouinant vaguement de l'anglais, c'était assez comique. Malheureusement pour lui, Maël perdit rapidement le plus gros de son accent si caractéristique. Il vivait toujours chez la fonctionnaire, qui s'occupait chaque soir d'Hanaë. Elle voyait cela comme un réel bonheur plutôt qu'un service. En effet, elle adorait la petite, n'ayant pas eu d'enfants. Et la petite fille l'appréciait en retour. Pour le jeune Français, c'était un soulagement de constater que le courant passait bien entre la nounou et le bébé. De temps en temps, Chloé passait s'occuper de sa filleule à qui elle vouait un véritable culte. Le grand frère avait l'impression de voir sa soeur sous un autre jour lorsqu'elle prenait soin de la petite.


Cela faisait maintenant trois mois qu'il vivait à Ruby Creek Falls et il avait la réelle impression de s'être fait adopter par les habitants. Il adorait la petite ville et l'ambiance qui y régnait. Aussi fut-il fort touché par la catastrophe qui détruisit une bonne partie de son nouveau chez-lui. Il décida de louer un appartement, son salaire le lui permettait et il serait bien mieux que dans une unique pièce, bien qu'avec le temps, la propriétaire et le locataire passaient beaucoup de temps ensemble, s'appréciant mutuellement.

HORS-JEU ; Show us your true colors

...