Aujourd'hui était un jour particulier. Aujourd'hui était le jour où Cecily allait quitter la ferme des Perry pour la toute première fois depuis qu'elle était arrivée. La jeune femme était remplie d'appréhension, d'angoisse et d'euphorie à la fois. Elle avait peur que cela se passe mal. Cela faisait deux semaines qu'elle avait arrêté les calmants et elle parvenait enfin à se calmer d'elle-même, mais Morgan gardait toujours une boîte des précieuses pilules en cas de crise. Cette précaution permettait à Cecily de se rassurer, car elle se savait toujours vulnérable à une crise d'angoisse surprise. En effet, le moindre détail pouvait lui rappeler les horreurs qu'elle avait vécues et la replonger dans une panique ingérable. Cependant, ces évènements se faisaient de plus en plus rares depuis qu'elle avait arrêté son traitement et la jeune Anversoise se sentait de plus en plus fière d'elle. Morgan l'avait chargée d'une petite course en ville. C'était simple: elle devait se rendre à l'épicerie et acheter de quoi faire un gâteau au chocolat pour le dîner du soir, les Perry recevaient des invités et Morgan s'était mise en tête de cuisiner tout de l'entrée au dessert en passant par les bouchées apéritives. Cecily avait participé à la confection de quelques verrines et petites quiches et c'était donc confiante qu'elle appréhendait sa première sortie. Elle ne conduisait pas, et de toute façon, toute personne normalement constituée ne lui aurait pas confié sa voiture en connaissant son état fragile et ses nerfs à fleur de peau. Morgan lui avait expliqué le chemin plusieurs fois, du petit raccourci à travers champs jusqu'à l'arrivée en ville, le nom de l'épicerie, les rues à emprunter. La jeune femme était surexcitée et avait passé plusieurs dizaines de minutes à se préparer pour sortir. Elle avait fini par opter pour une tenue subtilisée à la fille de Morgan: une petite robe fleurie dans les tons bleus qui mettait son teint pâlot en valeur. Elle craignait qu'on la juge, qu'on la regarde de travers, mais elle était fermement décidée à ne pas faire attention aux autres. Pomponnée et le sourire aux lèvres, Cecily avait quitté la ferme d'un pas allant, serrant sous son bras le sac où elle avait rangé son portemonnaie et son téléphone portable -en cas de problème. L'air était encore chaud pour la saison aussi n'avait-elle emporté qu'un petit gilet blanc qu'elle avait glissé dans son cabas au cas où elle aurait froid. La marche à travers champ lui fit un bien fou, car il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus fait autant d'efforts. Depuis son arrivée, elle était souvent restée prostrée dans son lit ou sur une chaise longue au soleil, le psychologue ayant recommandé des bains de soleil « bons pour soigner les dépressions ». Mais elle n'était pas dépressive pour un sou. Elle était juste terrorisée et les rayons de l'astre du jour n'y firent rien: elle restait assise, les jambes ramenée contre sa poitrine et regardait fixement devant elle. Elle avait pratiquement cessé de s'alimenter avant d'arriver à Ruby Creek Falls en cure, aussi le moindre effort lui demandait beaucoup d'énergie et elle était souvent bien trop fatiguée que pour faire quoi que ce soit. Progressivement, elle avait reprit le moral, les médicaments faisant leur petit effet, et l'appétit était revenu et avec lui, les forces qui lui manquaient. Constatant l'amélioration, Morgan l'avait mobilisée pour quelques petits travaux faciles dans la ferme et la jeune femme avait rapidement repris du poil de la bête. Se sentant intégrée dans le quotidien des Perry, Cecily en oubliait presque qu'elle n'était pas d'ici et que loin de l'autre côté de l'Atlantique, ses parents recevaient des nouvelles de leur fille avec tendresse. Afin de faciliter sa guérison, on avait décidé d'un commun accord entre les psychologues et ses parents qu'il valait mieux couper tout contact entre eux, aussi la jeune femme en oubliait jusqu'à leur existence. Par ailleurs, son état ne lui avait guère permis de penser à eux jusque là. Sa marche à travers champ eut le mérite de lui rappeler qu'elle avait des parents et un sourire se dessina sur son visage maigrichon. Ils auraient probablement été heureux de voir quels efforts elle avait faits depuis qu'ils l'avaient envoyée ici pour se remettre. Elle se demanda quand elle devrait rentrer à Anvers et se prit à penser que la vie ici semblait être bien plus calme et tranquille que là d'où elle venait. Mais son impression n'était basée que sur son séjour chez les Perry, car elle n'avait jamais vu Ruby Creek Falls qu'à travers les vitres de la voiture de Morgan lorsque celle-ci l'emmenait pour sa consultation hebdomadaire chez le psychologue. Elle était donc impatiente de pouvoir découvrir la petite ville par elle-même et accéléra le pas en voyant se dessiner les premières rues.
La jeune Dewinter était bien décidée à rentrer dans les temps chez les Perry et chargée des victuailles qu'elle était supposée ramener. Elle avançait, confiante, dans les rues de la localité, en oubliant complètement les indications de Morgan. Émerveillée par ce qu'elle voyait, elle ne regardait pas les rues qu'elle empruntait. Elle tomba en admiration devant une vitrine peine de pâtisseries aussi alléchantes les unes que les autres et leva le nez pour regarder le nom de la boutique et le retenir, pour la prochaine fois qu'elle viendrait là. On aurait dit une enfant dans un parc d'attractions et l'un ou l'autre passant la regarda avec un air amusé. Concentrée sur tout ce qu'elle voyait, elle fonça même dans quelqu'un et se confondit en excuses avec son petit accent flamand qui soutira un sourire à sa victime. Alice n'aurait pas pu être plus enchantée au pays des merveilles que Cecily dans cette ville inconnue, elle qui avait toujours été curieuse. Ce n'est qu'au bout de vingt minutes de contemplations et de visite qu'elle se rappela la raison de sa venue ici. Elle sortit de son sac le bout de papier où était noté le nom de l'épicerie et leva les yeux sur l'endroit où elle se trouvait: un quartier résidentiel. Visiblement pas la bonne direction. Elle fit demi-tour et marcha dix bonnes minutes dans le centre-ville sans parvenir à trouver le fameux magasin. Une boule se forma dans sa gorge et elle s'efforça de la ravaler tout en faisant un énorme effort pour ne pas paniquer. Subitement, toute la ville qui, jusque là, ressemblait à un rêve se transforma en cauchemar. Des voitures klaxonnaient à un feu rouge, impatientes de passer, les moteurs vrombissaient. Un vélo faillit la renverser sur le trottoir. Elle fit tomber son sac et, toute tremblante, se baissa pour le ramasser lorsqu'un homme lui fonça dedans et lui cria de faire attention à ce qu'elle faisait. Elle sentit ses forces l'abandonner et son calme s'envoler peu à peu, mais elle ignora les symptômes de la crise d'angoisse et se releva pour continuer de chercher la fameuse épicerie. Dans sa tête résonnaient les indications que Morgan lui avait données pour le chemin, mais tout se bousculait et elle perdit trop vite le fil de ses souvenirs. Elle jetait des regards désespérés sur les panneaux des rues. Plus rien ne lui semblait familier et il lui fallut bien se rendre à l'évidence: elle était complètement perdue. Elle reconnut la vitrine de la pâtisserie et se dirigea dans cette direction, mais les larmes affluaient déjà à ses yeux. Elle s'effondra sur le rebord du trottoir, les pieds dans le caniveau et elle s'enfonça la tête entre les genoux pour se mettre à pleurer. Elle qui voulait rendre Morgan fière et arriver là sans encombre, ramener son petit panier avec un sourire et l'aider à préparer la pâte! Elle allait être en retard et elle n'aurait pas pu trouver l'épicerie. Mais pire encore: comment allait-elle rentrer chez elle? Elle n'avait aucune idée de comment elle était arrivée là, trop fascinée qu'elle avait été par tout ce qui s'offrait à ses yeux ébahis. Elle se rendit compte qu'elle avait les pieds dans une flaque d'eau et se remit à pleurer de plus belle. C'est alors qu'une main se posa sur son épaule et la fit sursauter. Elle en perdit pratiquement le souffle et, par réflexe, se baissa et essaya d'échapper à cette main inconnue. Se revoyant dans l'immense appartement anversois de Maarten, entourée par les amis de son mari, tous ivres ou défoncés, prête à subir les mêmes atrocités, elle émit un petit cri qu'elle étouffa d'une main. Les yeux embués de larmes, elle ne distingua pas son « agresseur » mais s'en éloigna autant que le lui permettait sa position assise. Son bras vint se porter devant son visage, comme pour se protéger d'un coup qui n'arriva pas. Elle tremblait de tous ses membres et fermait les yeux. Ne sentant pas le coup, elle baissa le bras et entrouvrit un œil et distingua un jeune homme penché sur elle, un petit sourire sur le visage, visiblement amical et bien loin des tortionnaires qu'elle avait cru retrouver. Des passants s'étaient retournés pour observer la scène, mais ils avaient repris leur chemin, ne s'attardant pas sur place. Mais sentant des regards braqués sur elle, Cecily essuya ses larmes d'un revers de bras et se rassit en position plus ou moins normale, les yeux toujours rivés sur le jeune homme qui lui avait touché l'épaule, l'œil interrogateur, mais aucun mot ne franchit le seuil de sa bouche.
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