Il fallait voir la tête de Ned Callaghan alors qu’il se rendait nonchalamment à l’école. Les cheveux en bataille, la mine fatiguée et la peau froissée en certains endroits indiquaient clairement qu’une fois de plus, le jeune homme n’avait pas su se réveiller à temps. Il avait fallu que le radioréveil se mette en route trois fois et que sa sœur l’interpelle quatre fois pour qu’il daigne quitter la douceur de ses draps. Il était alors 7h45, c’est-à-dire grand temps de se dépêcher. Les cours commenceraient d’ici une vingtaine de minutes et comme bien des fois auparavant, le jeune homme n’aurait pas le temps de prendre un petit-déjeuner convenable. Il attraperait son sac après avoir enfilé les premiers habits qui lui tombaient sous la main – et qui contribuaient à l’air chiffonné qu’il arborait quotidiennement – puis passerait par la cuisine pour s’emparer d’un ou deux pancakes encore tout chauds qu’il engloutirait en trottinant, effectuant le trajet habituel, entre Emerald Street et Ruby Creek Falls, qui se trouvaient dans deux quartiers différents, le premier sur Turquoise Avenue et l’autre sur Topaz Grove. À quelques centaines de mètres de l’enceinte de l’école locale, le jeune homme avalait la dernière bouchée de son pancake avant de se rincer la bouche à grandes gorgées de jus d’orange fraichement pressées qui venaient de Ruby Bakery.
Ned Callaghan avait l’attitude typique de n’importe quel jeune homme de son âge – citadin ou non. Toujours en retard, un peu trop désinvolte au goût de ses professeurs, il accumulait les heures de rattrapages et de colle. Il était rêveur en cours et turbulent durant les pauses. Il connaissait le bureau du principal sur le bout des doigts et pour cause, il y passait le plus clair de son temps. Il n’était pas pour autant moqueur ou insolent, il se laissait juste aller à vivre comme il le sentait, ayant bien compris que la vie était suffisamment courte, qu’il ne fallait pas, en plus, perdre son temps à brider son énergie. Aujourd’hui, d’ailleurs, même s’il avait l’air d’opter pour une journée de classe normale, il avait autre chose en tête. Il passa pourtant les portes de Ruby Creek Falls High School, salua ses camarades de sciences, taquina la jeune fille qui avait eu le malheur d’écoper de lui comme partenaire de labo et alla gratifier ses équipiers d’accolades masculines. Il échangea un regard avec l’un d’eux et reporta ensuite son attention sur les autres. Comme tout bon Américain de base, Ned faisait partie de l’équipe de football américain ainsi que de celle de baseball. Dans les deux cas, il n’était pas capitaine, contrairement à ce que le stéréotype aurait pu faire croire. Il occupait une place intéressante, sans plus. Il préférait le football au baseball mais comme manier la batte était plus qu’une coutume dans les environs, il s’était laissé prendre au jeu. La sonnerie interrompit leur conversation et le gros de la bande entreprit de monter les marches qui menaient au bâtiment tandis que le blond prenait une autre direction : celle de la sortie.
C’est avec tout le naturel du monde qu’il se dirigea vers un véhicule dont le moteur roucoulait, à deux rues de là, et qu’il grimpa côté passager, jetant son sac à ses pieds avant de se tourner vers son acolyte, Cameron Emerson. Les deux garçons échangèrent une poignée de main dont ils avaient le secret et le conducteur démarra soudainement, faisant vrombir le moteur. Il était à peine 8h10 du matin et la journée qui s’annonçait allait être pleine d’adrénaline, Callaghan le savait. Ils quittèrent la ville sans se soucier des bancs vides qu’ils laissaient derrière eux et qui ne manqueraient pas d’attirer le regard consterné de leur professeur de mathématiques. Peu leur importait, ils auraient des notes proches de la perfection. Cameron et Ned avaient le chic pour se mettre leurs camarades à dos. Ils étaient de ceux qui n’avaient pas grand-chose à faire pour obtenir une bonne moyenne et pour ne pas se fouler, ils ne se foulaient pas, aujourd’hui en était le plus bel exemple. Ils empruntèrent une nationale, puis débarquèrent sur une route locale, plus sinueuse, plus rocailleuse, rejoignant un point de rendez-vous qui leur avait été donné quelques jours plus tôt, lorsque le challenge avait été lancé.
Un petit groupe s’était déjà formé sur le pont qui était en vue. Il y avait là une dizaine de jeunes gens, principalement des hommes d’une vingtaine d’années qui tournèrent la tête en entendant les pneus du véhicule de Cameron crisser sur le chemin. Ils n’étaient pas vraiment surpris de voir le duo, plutôt curieux de savoir de qui il s’agissait. Lorsque Ned passa la tête par la fenêtre grande ouverte et leur adressa un geste de la main, la petite bande hocha la tête, quelqu’un siffla, un autre applaudit et c’est dans cette chaleureuse ambiance que Cameron coupa le moteur. Il n’en fallait pas moins pour que Ned saute en bas de son siège, claque la portière d’un geste impatient et se dirige vers ses comparses.
- Paré, Callaghan ? » s’enquit un grand brun aux sourcils broussailleux et aux yeux verts.
« Et comment ! » répliqua Ned en allant se percher près de la rambarde.
« Qui lance les festivités ? »- On attendait de voir si t’étais volontaire.Un sourire presque effrayant naquit sur les lèvres du jeune homme. Sans craintes et surtout imprudent au possible, il était toujours le premier à se lancer dans des activités périlleuses. Décochant un clin d’œil à Cameron, il se dirigea vers les deux hommes qui finissaient d’installer leur matériel.
- C’est toi qui commence ? » demanda l’un d’eux.
« Yep »Une seule réponse. Un mot court et enthousiaste qui lança l’aventure. Ned se laissa harnacher tandis que Cameron s’approchait, brandissant la splendide caméra « empruntée » à son père. Il ouvrit le clapet et appuya sur le bouton rouge alors que Ned s’approchait du bord.
- Est-ce que t’as quelque chose à dire avant de te lancer ? plaisanta Cameron en zoomant sur le visage de son ami.
« Tu sais, au cas où tu ne survivrais pas. Un message pour la postérité. »Ned éclata d’un rire caractéristique, franc et bon joueur et il fit mine de flinguer la caméra avant de s’exclamer :
« Ninia, je sais que tu vas me dévisser la tête en rentrant mais… à ce soir. »Il salua la caméra comme s’il s’agissait d’un train ou d’un bus prêt à s’en aller vers de lointains horizons et alors que Cameron dézoomait à toute vitesse, Ned se laissa tomber en arrière, dans le vide. Sa vie tenait à un fil, c’était le cas de le dire, et il n’y avait pas meilleure sensation pour le jeune homme que celle de la chute libre.
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