C’était dans ces moments-là que Madison maudissait Ruby Creek Falls mais, surtout, qu’elle en voulait énormément à ses parents de jouer les adolescents attardés, lui laissant toute la responsabilité des plus jeunes. Ce n’était pas que c’était un fardeau – bien qu’il lui arrive souvent de vouloir étrangler ses frères – mais elle avait d’autres choses importantes dans sa vie : comme réussir son semestre. Elle n’avait pas choisi les études les plus simples en se plongeant dans le domaine des futurs vétérinaires mais c’était sa passion depuis sa plus tendre enfance. Elle n’aurait même pas pu remonter jusqu’à ses premiers amours animaliers tant cela semblait être ancré en elle. C’était sûrement dû à l’adoration qu’elle vouait à son chat, à l’époque, un magnifique matou à la fourrure soyeuse et au regard de velours. Il était mort quelques années plus tôt et cela avait été l’un des plus gros chagrins pour la jeune femme. Son rôle de baby-sitter à temps plein lui avait cependant permis de regarder droit devant elle et c’était comme ça qu’elle en était venue à envisager des études pour devenir vétérinaire. C’était devenu une vocation au cours de son adolescence et, à présent, même si elle devait jongler entre ses cadets et ses épreuves mensuelles, Madison était déterminée à s’en sortir, quitte à être diplômée avec quelques cheveux blancs prématurés – ce qu’elle n’avait pas encore, fort heureusement !
Le temps avait été particulièrement maussade ce jour-là, ce qui rendait Madison d’humeur plus morose et moins patiente. Elle n’était déjà pas à un modèle de jeune fille expansive et souriante, tant elle semblait soucieuse et concentrée la plupart du temps et qui aurait pu la blâmer avec un duo insupportable tel que Kellan et Todd ? Ces deux-là ne semblaient jamais s’épuiser et la pluie torrentielle avait tendance à les rendre encore plus dissipés et agaçants qu’en temps normal. Pas une flaque d’eau ne leur échappait et il était impossible qu’ils parviennent chez eux dans un état convenable – généralement, ils finissaient par se disputer et l’un des deux, cela variait, finissait toujours le derrière dans la boue. Résultat des courses, Madison se retrouvait à devoir laver leurs vêtements en plus de devoir les occuper jusqu’au retour de leur mère. Autant dire que ce n’était pas une mince affaire. En gravissant les marches qui menaient à la crèche, la jeune étudiante jeta un regard qui en disait long sur le fond de sa pensée. Todd fit mine de ne pas remarquer, arborant un sourire tout ce qu’il y a de plus faussement innocent alors Kellan prenait sa tête d’ange – il était doué pour ça, celui-là, Madison aurait pu dessiner une auréole au-dessus de sa chevelure humide et pleine d’épis.

« J’vous préviens, gare à vos fesses si j’dois encore vous chercher partout ! » les avertit-elle en ouvrant la lourde porte.

Jordan, sans surprise, resta dans son sillage alors qu’elle entrait dans le bâtiment, abandonnant les deux ainés à l’entrée. Elle les avait déjà vus à l’œuvre à proximité des enfants en bas âge et il était hors de question qu’elle réitère l’exploit de faire pleurer toute la marmaille. Qu’il pleuve ou qu’il vente, Todd et Kellan n’avait plus le droit de mettre un pied dans la bâtisse. Toutefois, Madison ne laissait pas vraiment aux gamins le temps de faire des bêtises. Elle se hâtait vers la réception, remplissait rapidement la feuille et reprenait Anna et son petit sac aux coloris typiques de petite fille puis elle faisait demi-tour et appelait ses frères. Il n’y avait qu’une fois à la maison qu’elle serait certaine de les avoir à l’œil sans devoir passer son temps à les rappeler à l’ordre ou à les chercher – parce qu’ils étaient devenus experts dans le domaine de lui donner la frousse, à se camoufler dans les buissons ou derrière un arbre. Dès qu’elle les entrapercevait, ses yeux jetaient des éclairs mais avec le petit fardeau qu’elle portait sur le bras, difficile de les courser et ils le savaient parfaitement.
Lorsqu’elle revint là où elle avait laissé les garçons, elle les trouva en train de se chamailler et plutôt que de tenter de les séparer, elle passa à côté d’eux et s’élança sous la pluie qui tombait continuellement, sans sembler vouloir faiblir. Elle savait que c’était plutôt ce genre d’attitude qui les faisait s’arrêter de se disputer plutôt que d’user son énergie à les rappeler à l’ordre. C’est donc sans surprise qu’elle les entendit attraper leurs sacs et la suivre en trottinant alors qu’elle marchait d’un bon pas, un bras soutenant Anna et l’autre protégeant les boucles brunes en maintenant le petit capuchon de plastique pour ne pas qu’il découvre la tête de la cadette. Jordan, quant à lui, suivait comme il pouvait, les doigts accrochés à un pan de la veste de sa sœur. Elle avait été trop optimiste en quittant la maison, elle s’était dit qu’elle aurait le temps d’aller récupérer la petite bande et de rentrer avant que le ciel ne déverse son torrent sur Ruby Creek Falls. Visiblement, elle aurait mieux fait d’emporter l’affreux parapluie familial. Il aurait pu protéger la famille entière et elle n’aurait pas dû courir ainsi, à moitié voûtée, ses longs cheveux trempés, dégoulinants sur son jean et imbibant ses Converses. Quand elle vit Todd dévier subitement, elle n’eut pas vraiment la force de l’arrêter. Elle aussi ressentait le besoin de se protéger. Sauf qu’elle se serait contentée d’un auvent quelconque alors que le gamin avait poussé la porte de Ruby Creek Records avec une telle assurance que Madison soupçonna que ce n’était pas la première fois qu’il entrait là. Elle était pourtant certaine de ne jamais avoir emmené ses frères là, elle-même n’y était jamais entrée et ce pour une bonne raison : elle n’avait pas le temps.
Poussant un soupir, Madison dévia à son tour et si elle n’entra pas directement après Todd et Kellan c’est parce que Jordan trébucha et se trouva à quatre pattes dans une flaque, à la fois surpris et sur le point de pleurer, elle le voyait bien. Elle lui attrapa la main et le força à se hâter. Elle ne voulait pas gérer une crise sous la pluie. Une fois à l’intérieur, il se calmerait, elle en était certaine, raison pour laquelle elle entra dans la boutique de musique, s’attendant à voir ses frères se faire copieusement engueuler par le propriétaire mais celui-ci, à sa grande surprise, ne semblait même pas leur prêter attention, alors qu’il était installé derrière son comptoir. La porte se referma avec un léger tintement et Madison s’attendit à une réflexion, de n’importe quel genre, et comme elle ne venait pas, elle s’accroupit, posa Anna à terre et entreprit d’enlever le manteau de Jordan pour voir à quel point il était trempé.

« V’ais froid… » murmura Jordan, grelottant, la bouche baveuse.

Madison passa la main dans sa tignasse imbibée d’eau et soupira. Fouillant ses poches, elle trouva un mouchoir en tissu et elle entreprit de sécher le visage du garçonnet doux comme un agneau. Si elle le laissait dans cet état, il allait attraper la pneumonie et c’était bien la dernière chose qu’elle souhaitait aussi se redressa-t-elle, prenant Anna dans ses bras avant de reprendre la main collante de Jordan et c’est avec un pas décidé qu’elle se dirigea vers le garçon indifférent au chahut de Todd et Kellan.

« Mmmh, bonjour… » Elle attendit une réaction puis décida d’enchainer plutôt que d’attendre qu’il daigne lever les yeux ou quoi que ce soit qui se rapproche d’un semblant d’intérêt pour elle. « Mon frère est trempé. Est-ce que vous n’auriez pas quelque chose pour le sécher ou pour l’envelopper, au pire… »

Anna s’était mise à suçoter l’une des mèches de Madison tout en regardant amoureusement le vendeur. Madison, quant à elle, devait combattre son envie d’intimer à Todd et Kellan de se tenir tranquille. Une chose à la fois suffisait à lui occuper l’esprit.