Jamais Tobias ne s’était senti aussi nerveux. Il n’arrêtait pas de rouler des épaules et de la nuque, tentant vainement de les détendre. La pression qu’il ressentait était inhabituelle et le fait qu’il ne sache pas trop à quoi s’attendre était d’autant plus perturbant. Mais il n’aurait pas dû être le plus angoissé des deux, après tout, qu’avait-il à craindre sinon les questions un peu dérangeantes ?
Ils se tenaient sur le porche de la jolie maison. Il avait revêtu un costume un peu élimé, qu’il avait emprunté à l’un de ses amis, n’en possédant pas lui-même. Il ne mettait jamais ce genre de tenue. Il passait son temps dans la nature ou sur des chantiers, quel besoin aurait-il d’aller dépenser de l’argent dans un deux pièces sombre. Pour Tobias, ce geste d’habits était synonyme de cérémonie, qu’il s’agisse d’un enterrement ou d’un mariage, il savait qu’il serait guindé, n’était pas friand de ce genre d’événements. Or ils n’étaient pas à une cérémonie, bien que ce qu’ils étaient sur le point de faire était un événement, le genre de chose qu’il espérait ne plus avoir à refaire de sa vie. Car Frieda et Tobias étaient toujours liés sans vraiment l’avoir voulu, elle était toute ronde de l’enfant qu’elle portait, l’enfant qu’ils avaient fait et qu’ils allaient devoir mettre à l’adoption, n’étant ni l’un ni l’autre prêts à élever un enfant. Ils avaient toute la vie devant eux pour prendre une telle décision et maintenant n’était vraiment pas idéal. Ils n’avaient que vingt-quatre ans, ils n’avaient encore rien construit de stable, de solide, comment pourraient-ils prendre en charge un enfant ? Même en s’entraidant, la tâche semblait ardue. Alors l’option de l’adoption semblait être la plus adéquate. Il était soulagé, finalement, qu’elle n’ait pas avorté, même s’il se doutait que ce serait perturbant de savoir qu’il avait un gosse quelque part. Pour l’instant, tout ce qu’il pouvait envisager, c’est de faire le bon choix quant aux parents qui hériteraient de leur bébé et c’est bien ce qu’ils comptaient faire, alors qu’ils s’apprêtaient à frapper à la porte de ces inconnus qui espéraient tant ce qu’eux cherchaient tant à éviter.
Un profond soupir finit par s’échapper de Tobias. Il cessa ses gesticulations inutiles et tourna la tête vers la jeune femme qui se tenait à ses côtés. Il la regarda un instant, pensif, puis il esquissa un semblant de sourire, se voulant le plus confiant possible mais sachant très bien qu’il devait échouer. Il était terrorisé, il ne l’avait jamais autant été.

« Prête ? » demanda-t-il en un souffle.

Il attendit l’approbation de Frieda puis pressa le bouton de la sonnette. Le son résonna à l’intérieur de la maison, donnant l’impression qu’elle était déserte, et quand le bruit de pas pressés leur parvint, Tobias ne put s’empêcher de prendre la main de la jeune maman. C’était instinctif, c’était la volonté de donner du courage tout en quémandant une petite dose pour lui aussi. Il avait la chance d’être tombé sur quelqu’un d’aussi terre à terre que l’était Frieda. Une autre aurait pu lui faire vivre un enfer, le faire intensément regretter d’avoir été si inconscient mais ce n’était pas la jeune Ellerby qui allait le faire. Elle supportait son fardeau sans l’accabler, elle ne lui avait jamais reproché sa part de responsabilité dans leur situation. Elle était venue le mettre au courant parce que c’était la chose à faire et non pas pour espérer quelque chose de sa part. Elle avait poursuivi sa grossesse presque toute seule, ils ne s’étaient pas vus tant que ça depuis leur entrevue sur le chantier, mais ils avaient un peu parlé et si les regards désapprobateurs des gens avaient fortement agacé Tobias, il devait avouer n’avoir pas vu de réel changement dans sa vie de tous les jours. Parfois, il en oubliait même presque dans quel pétrin il s’était fourré. Mais dans la mesure du possible, il épaulait la jeune femme. Il essayait de lui donner de l’argent dès qu’il en avait la possibilité, il se montrait présent si elle faisait appel à lui – ce qui était rare, même l’échographie, c’était un autre qui l’avait accompagnée – et maintenant qu’il fallait qu’ils fassent front, il se tenait avec elle, déglutissant à l’idée du pire qui pourrait arriver. Il n’eut cependant pas vraiment l’occasion d’imaginer la scène, la porte venait de s’ouvrir sur un grand type. Machinalement, il resserra les doigts autour de la main de Frieda et il salua le père potentiel d’un hochement de la tête.

- Entrez, entrez ! s’empressa de dire le propriétaire des lieux en ouvrant la porte pour leur céder le passage.

Tobias s’exécuta et fut bien forcé de lâcher la main de Frieda dans l’exiguïté du petit hall. Il n’avait même pas essayé de voir si ça la dérangeait mais si ça avait été le cas, elle devait être soulagée d’être entrée dans la maison. La porte fut refermée derrière eux et ils furent invités à passer au salon – qui avait été soigneusement rangé, c’était évident – où Madame les attendait, un sourire ému aux lèvres en voyant entrer Frieda. Elle ne jeta pas un regard dans la direction de Tobias et celui-ci en profita donc pour observer le décor qui s’offrait à lui : c’était une maison modeste, sans grande originalité mais avec un certain confort. Habitué qu’il était aux petites maisons pleines de vie de la réserve, il se dit que ce devait être le genre de maisonnée typique pour les gens de la campagne d’Idaho. La famille vivait dans une ville qui n’était pas très éloignée de Ruby Creek Falls mais suffisamment pour que les jeunes gens n’aient pas le sentiment qu’ils risquaient de croiser leur progéniture à chaque coin de rue. Tobias redoutait en effet que si l’enfant grandissait en ville, il serait susceptible de l’observer ou de se demander si c’était elle ou lui à chaque fois qu’il verrait un enfant sur un vélo ou jouant dans la cour de l’école. C’aurait été un cauchemar, il en était certain. S’ils voulaient mettre cela de côté, il fallait qu’ils rompent tout lien avec l’endroit où serait élevé le bébé.

- Asseyez-vous ! s’exclama le mari en indiquant les grands canapés un peu informes. Voulez-vous du thé ?

Tobias déclina l’offre. Tout comme il déclina la bière qui lui fut offerte ensuite. Il réprima la grimace qui lui chatouilla le visage. Les boissons alcoolisées n’avaient jamais été son fort. Le thé encore moins. Il s’installa à côté de Frieda avec le sentiment d’être invisible aux yeux de l’hôtesse qui semblait dévorer la jolie blonde des yeux.

- Alors comme ça, vous êtes Indien… ?

Il ne s’attendait pas à ce que la question lui soit posée, surtout pas comme entrée en matière, encore moins avec cette sensation de véritable curiosité de la part de l’homme. Encore un instant et il lui poserait des questions sur les us et coutumes de sa communauté. Heureusement, Madame sauva l’affaire puisqu’à peine Tobias avait-il hoché la tête en signe d’approbation qu’elle s’était mise à parler. Visiblement, ce que Tobias était lui importait peu, voire pas du tout.