Sans aller jusqu’à être particulièrement coquet, Eugene aimait s’apprêter. Il aimait surtout enfiler des vêtements propres qui sentaient encore le savon ou l’adoucissant. Cela le ramenait vers des sensations étranges, comme s’il se souvenait de quelque chose sans vraiment savoir quoi, une mémoire olfactive qui lui faisait défaut. C’était aussi la douceur des tissus qui glissent sur sa peau, qu’il aimait beaucoup. Il était en train d’enfiler la veste d’un costume sombre qu’il avait récemment acheté, observant son reflet dans le miroir de la garde-robe, quand un sourire se dessina sur ses lèvres. Il n’était pas occupé à s’admirer, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il se projetait déjà la soirée qu’ils allaient passer. Sa main caressa la poche du costume où une petite bosse trahissait la présence d’une boite. Ses doigts tremblaient à la simple perspective de s’agenouiller en tenant ce petit écrin, le présentant à sa dulcinée en espérant voir le bonheur s’épanouir sur ses traits. Il fallait qu’il se contienne, sans quoi elle devinerait qu’il préparait quelque chose – si la robe qu’il avait achetée et placée sur le lit pour l’arrivée de Leigh ne l’avait pas déjà trahi. Il n’était pas rare qu’ils sortent au restaurant, c’était même l’un de leurs plaisirs habituels, ils y allaient deux à trois fois par mois mais Eugene n’achetait jamais de robe pour ces occasions-là, sachant très bien que Leigh avait un bon goût lorsqu’il s’agissait de s’habiller. En réalité, Leigh avait bon goût pour bien des choses, il se demandait parfois pourquoi une femme d’une telle classe restait dans un coin tel que Ruby Creek Falls alors qu’elle pouvait s’épanouir dans n’importe quelle ville. Leur voyage à New York, quelques années plus tôt, le lui avait bien prouvé, il avait vu combien elle évoluait avec facilité, riant et discutant avec tout le monde, se mettant chacun d’eux dans la poche, d’un sourire. Et lui, il avait la chance de pouvoir bientôt la demander en mariage. Après tant d’années à vivre ensemble, Eugene ne voyait pas d’autre perspective d’avenir. Leur union était tellement logique, naturelle, qu’il était grand temps qu’ils fassent le grand saut. Il était même étonnant qu’ils ne l’aient pas déjà fait mais Eugene ayant toujours été plus lent à la détente que son frère, il avait fallu qu’il soit certain de sa vision des choses pour ne serait-ce qu’aller jeter un coup d’œil aux bagues exposées chez l’unique bijoutier de la ville. D’ailleurs, il avait dû faire preuve de discrétion car avec cet homme bavard, les demandes se faisaient souvent de bouche à oreille avant même que le prétendant ait eu le temps de poser un genou à terre. Or Eugene voulait faire ça dans les règles de l’art, il ne voulait pas que la rumeur soit colportée jusqu’aux oreilles de sa bien-aimée avant qu’il n’ait eu l’immense honneur de le lui demander officiellement. Quelques billets lui avaient permis de préserver le secret, rien n’avait échappé au bijoutier et, à présent, Eugene s’apprêtait à faire la demande qui changerait sa vie, il en était certain. Les gens verraient alors qu’il était sérieux, qu’il ne se voyait pas ailleurs qu’avec la jolie blonde et qu’il était prêt à se poser, à montrer qu’il était enfin prêt à perpétuer le nom des Cadogan.
Un soupir le décida à finalement quitter sa contemplation rêveuse et il quitta la chambre, traversant le couloir pour aller s’appuyer contre le chambranle de la porte qui donnait sur la salle de bain. Il appuya la tête contre le bois, les bras croisés, et il observa Leigh qui mettait une touche finale à sa préparation. Elle était splendide, telle qu’il l’avait imaginée dans cette robe et, à nouveau, un sourire follement amoureux se dessina sur ses lèvres tandis qu’il la fixait, incapable de détourner les yeux, même s’il l’aurait voulu. Il se mordilla la lèvre inférieure, laissant son regard glisser sur le corps de la jeune femme, ses hanches, ses longues jambes, revenant sur ses bras fins, sa chevelure magnifique, ses traits sérieux, concentrés. Elle mit quelques secondes à remarquer qu’on l’épiait et lorsqu’elle tourna la tête vers lui, Eugene se redressa, comme pour ne pas avoir l’air d’être un voyeur. Il attrapa le bout de cravate qui pendait lamentablement sur sa chemise blanche et s’exclama :

« Au secours… »

Il savait parfaitement nouer sa cravate, allant travailler tous les jours dans une tenue semblable mais moins travaillée. Pourtant, dès que Leigh était dans les parages, il ne pouvait s’empêcher de lui demander de le faire pour lui. Parce qu’il adorait sentir ses doigts s’activer au niveau de sa gorge, parce qu’il adorait cette proximité, l’intimité de ce geste et parce qu’il adorait respirer son parfum délicat. Il glissa les mains sur les hanches de Leigh lorsqu’elle s’approcha et il l’attira vers lui jusqu’à ce qu’il sente une résistance parce qu’elle ne pouvait s’approcher davantage si elle voulait nouer correctement la cravate. Muet, appréciant à sa juste valeur cet instant de complicité, Eugene fixa Leigh, attendit qu’elle ait terminé et qu’elle lève les yeux vers lui pour se pencher et l’embrasser avec tendresse. Il n’y aurait pas eu homme plus heureux qu’Eugene Cadogan à ce moment-là. Il était aux anges, subjugué par la beauté raffinée de la femme qu’il voulait pour épouse, auprès de laquelle il voulait passer le restant de ses jours et braver les tempêtes. Il avait hâte d’aborder des sujets jusqu’alors évités : les bébés, les voyages, les décisions importantes qui changent des vies. Il rêvait d’une lune de miel sur une plage au sable blanc, sous un ciel dépourvu de nuages, avec des vagues d’un bleu turquoise qui rend la vision idyllique. Il se voyait déjà au paradis.

« Prête ? » souffla-t-il en entrelaçant ses doigts avec ceux de la jolie blonde.

Il déposa encore un baiser furtif sur ses lèvres et l’embarqua dans ce qu’il espérait être une nouvelle aventure. Ils abandonnèrent la salle de bain, passèrent devant la chambre et descendirent au rez-de-chaussée où il l’aida à enfiler son manteau. Puis ils quittèrent la maison pour une destination inconnue. Eugene avait tenu à garder le secret, il voulait la surprise totale, il avait fait des recherches pour trouver l’endroit idéal pour faire sa demande et il voulait que le moment soit parfait.

L'évolution de la relation entre Eugene et Leigh, ces derniers mois, surprenait grandement la concernée. Elle s'était attendue à ce que le fait qu'elle avoue ses craintes aussi ouvertement provoque la fin de leur histoire, tant d'amour que d'amitié, mais c'était tout l'inverse qui s'était produit. Son amoureux, de bientôt une décennie, avait rapidement vu son nombre de « réunions » diminuer, et donc le nombre de moments passés en compagnie de Leigh avait augmenté. Ils avaient pu de nouveau se rapprocher, ré-apprendre pourquoi ils s'aimaient tant, et c'était tout ce dont Leigh avait besoin. Elle n'oubliait pas, pourtant. Elle y pensait même régulièrement. Mais il semblait que son petit ami avait cessé toute escapade avec l'infirmière, et mettre le sujet sur le tapis à l'heure actuelle ne ferait aucun bien à leur couple – c'était tout simplement inutile, de tout point de vue. Tant qu'il ne la voyait plus, ni aucune autre, Leigh était prête à continuer de faire celle qui n'était au courant de rien. Peut être ne seraient-ils jamais retombés aussi amoureux l'un de l'autre si cette incartade n'avait-eu lieu ? Peut-être se seraient-ils éloignés au point de devenir des étrangers. C'est en tout cas ce que la jeune femme tentait de se dire que garder le silence était la chose à faire. Peut être cela avait-il été un mal pour bien, après tout. Elle ne craignait désormais plus de rentrer chez elle le soir, car elle savait qu'il serait là, ou l'aurait appelé pour la prévenir de son retard. Elle pouvait de nouveau voir le regard d'Eugene s'illuminer lorsqu'il la voyait, et leurs nuits n'avaient plus été aussi animées depuis des années. C'était comme si ils s'étaient séparés pour mieux se retrouver. Même leurs amis voyaient la différence. Leigh avait eu plusieurs remarques à ce sujet ; ils semblaient plus soudés que ces derniers mois, et ces mêmes amis n'hésitaient pas à déposer un baiser sur la joue de la psychologue, exprimant leur soulagement au fait qu'elle ait repris quelques kilos, et retrouvé un visage souriant constamment. Si tout n'était pas parfait, si Leigh restait particulièrement méfiante, et était peut être parfois un peu paranoïaque, la jeune femme n'avait plus aucun doute sur son avenir en compagnie d'Eugene. Il l'aimait, et elle ne devait pas s'inquiéter de l'amour qu'il lui porterait le lendemain. Du moins, la plupart du temps.
Lorsqu'elle avait trouvé la robe sur le lit, le premier réflexe de Leigh fut de se demander ce qu'il avait à se faire pardonner. Eugene était attentionné, et il l'avait toujours été. Elle pouvait rentrer le soir pour trouver un bouquet offert par son petit-ami ; il se levait parfois plus tôt pour préparer le petit déjeuner alors qu'elle prenait sa douche, ou des tas d'autres attentions du même genre qui ravissaient la jeune femme, mais jamais il n'achetait de vêtements à sa petite amie. Cela ne gênait pas du tout la jeune femme, mais en conséquence, elle ne put s'empêcher de se montrer suspicieuse lorsqu'elle vit la merveille étalée sur leur couvre-lit. « Eugene... Tu sais que mon anniversaire n'est qu'en novembre, pas vrai ? » dit-elle, un sourire sur les lèvres. Elle avait appris à ne pas laisser la suspicion prendre le dessus, feignant la parfaite innocence. Même si il avait plus de réunions ces deux dernières semaines qu'au cours des derniers mois ; ce n'était sûrement qu'une coïncidence, voilà tout, se répétait-elle. Elle le remercia d'un tendre baiser avant de se blottir contre lui, respirant l'odeur de son parfum. Il finit par l'informer qu'elle avait trois quart d'heure avant qu'ils ne doivent partir au restaurant, une bonne occasion de porter son nouveau cadeau, avait-il précisé. La jeune femme acquiesça, et fila rapidement sous la douche. Elle ne s'était pas réellement posée de questions quant à la corrélation entre le restaurant, et la robe. Si elle était d'un naturel très perspicace, et se serait probablement douté de la raison de l'achat de la robe en temps normal, Leigh n'imaginait pas une seule seconde ce qu'il pourrait se passer dans cette soirée. Ils avaient vécu tellement de choses ces derniers mois que l'idée d'officialiser leur union ne lui avait pas traversé l'esprit depuis un long moment ; tant qu'ils étaient heureux ensemble, elle n'avait pas besoin de ça.

Une demi heure plus tard à peine, la jeune femme se trouvait dans sa robe, ses cheveux lâchés sur ses épaules, et finissait son maquillage dans la salle de bain. Alors qu'elle était entrain d'appliquer du fard à paupière, elle sentit la présence d'Eugene dans la pièce, mais feint de ne rien remarquer, appréciant ces moments où elle se retrouvait projeté au début de leur relation. Elle appréciait, aujourd'hui plus que jamais, l'idée qu'il puisse encore aimer l'observer alors qu'elle ne faisait rien de spécial ; l'épier, parce qu'elle était elle, et qu'il la trouvait belle, et qu'il l'aimait. C'était comme si ces derniers mois n'avaient jamais existé ; il n'y avait plus qu'eux, et le reste du monde. Du moins, autant que cela puisse être le cas après une relation aussi longue. Elle finit par tourner la tête vers ce dernier, une fois son maquillage terminé. Il se redressa en un seul geste et lui tendit sa cravate, demandant son aide. Un sourire, tant attendri qu'amoureux, se dessina sur le visage de la jeune femme qui se rapprocha de lui. Un frisson parcourut son corps lorsqu'il posa ses mains sur ses hanches, et la jeune femme dû faire preuve de self control pour l'arrêter avant qu'il ne la serre plus contre lui. Il était particulièrement à son avantage, ce soir. Le costume sombre rehaussait la clarté de son visage, et si ils n'avaient pas eu une réservation au restaurant – quel restaurant, d'ailleurs ? -, Leigh aurait probablement préféré déboutonner sa chemise que nouer sa cravate. Un sourire serein sur le visage, elle noua avec soin la cravate, le souffle d'Eugene balayant son visage. Elle finit par relever les yeux afin de s'assurer qu'elle ne l'avait pas étouffé – même si cela pouvait se révéler parfois tentant -, et ne put s'empêcher de passer ses bras autour du cou de son amant lorsqu'il posa ses lèvres contre les siennes. Ils finirent par rompre leur étreinte, et, les doigts d'Eugene entremêlés avec les siens, quitter la maison pour le restaurant. Leigh ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'oeil à la maison alors que la voiture quittait le quartier. Quelque chose la taraudait, il y avait quelque chose qui clochait... Pourtant, elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Trop occupée par sa discussion avec Eugene, Leigh ne se rendit même pas compte qu'ils prenaient la direction de Boise. Ils ne se racontaient pourtant rien de particulier, des choses de la vie de tous les jours, se donnaient des nouvelles de leurs amis, abordaient rapidement la situation de Christopher, … Pourtant, Leigh était tellement à l'aise, tellement rassurée par rapport aux évènements des derniers mois qu'elle ne s'occupait pas de la route, mais se contentait de contempler le sourire sur les lèvres d'Eugene, et le mouvement de ses lèvres lorsqu'il parlait. Les rires, les taquineries, et les sous entendus comblaient le silence de l'habitacle, marquant le retour de leur complicité – à temps plein, cette fois. Un regard leur suffisait pour comprendre ce que l'autre voulait dire, ou ce qu'il ressentait. Ce n'est donc qu'à quelques kilomètres de Boise que la jeune femme fut alertée de la distance parcourue – son estomac venait de gargouiller. Posant sa main sur la cuisse d'Eugene, elle reporta son regard sur ce dernier, et l'interrogea. « Boise ? Tu as une promotion à fêter mon coeur ? » Leigh n'était pas femme à surnoms. SI elle souhaitait parler à Eugene, ou de lui, elle utilisait tout simplement son prénom, même si cela en étonnait certain. Elle gardait ce genre de petits noms pour les moments où elle les pensait vraiment, et non où d'autres les auraient dit par habitude. Cela trahissait une vague d'amour qui s'emparait d'elle, la fierté qu'elle pouvait ressentir vis à vis de lui, ou même un sentiment de détresse, parfois. Mais tout ce que la lueur dans les yeux de Leigh trahissait ce soir-là était de la fierté, de la curiosité. Et de l'amour. Tellement d'Amour.

Les gens se méprenaient souvent sur Eugene. Pour eux, il était le fanfaron des deux, celui qui n’arriverait jamais à se soumettre à l’autorité, celui qui n’arriverait jamais à s’investir dans une relation, en tout cas, pas sur le long terme. Un éternel célibataire endurci qui finirait père parce qu’il avait fait preuve d’imprudence et qu’il se retrouvait, à l’aube des cinquante berges, avec un bébé sur les bras et une petite amie qui aurait pu être sa fille. Puis ils avaient dû avouer leur erreur en voyant que sa relation avec Leigh durait. De quelques semaines, elle passa à quelques mois et voyagea lentement mais sûrement vers l’accumulation d’années tranquilles et stables. Pour tout dire, lui non plus n’avait pas cru pouvoir garder Leigh si longtemps. A un moment ou un autre, elle serait retournée auprès de son véritable amour : Christopher. Il n’était qu’un objet de transition en attendant que le destin joue en faveur de la jeune femme. Pensée aussi idiote que persistante et comment aurait-on pu le blâmer de se considérer comme mineur quand le monde s’évertuait à dire « Christopher et Leigh sont faits l’un pour l’autre. » Mais là encore, ils avaient dû se rendre à l’évidence : ils s’étaient tous trompés. Christopher avait rencontré une jeune femme à Chicago, et il l’avait épousée. Alors qu’on pense que la relation Eugene-Leigh n’était qu’une maigre consolation n’était pas surprenant. Ce qui était plus blessant pour le jeune banquier, c’était qu’on puisse susurrer que maintenant que Christopher était revenu seul, ayant visiblement rompu avec sa femme, Leigh ne tarderait pas à le consoler. Mais, une fois de plus, ils s’étaient trompés. Eugene avait depuis longtemps cessé de leur prêter une attention qu’ils ne méritaient pas. Ruby Creek Falls était parfois simplement trop paisible pour eux et la moindre occasion d’avoir un drame à commenter était un sujet de délectation.
Peu importe. Eugene se contrefichait de l’avis général. Même s’il était parti avec la même idée qu’eux en s’engageant dans une relation sérieuse avec Leigh, il avait rapidement compris qu’il ne pourrait jamais envisager son avenir avec une autre femme et s’il y avait bien son incartade avec Victoria Nightingale, le jeune homme ne considérait pas cela comme un danger pour ses sentiments. Il était sûr et certain de savoir ce qu’il voulait : Leigh Wade. Il voulait l’épouser, lui faire l’amour chaque nuit et voir naitre les plus beaux enfants du monde, quoi qu’en dise les voisins et les passants. Il avait risqué bien des choses en allant fricoter avec la belle call girl mais il ne regrettait rien de plus que d’avoir mis en péril par ses actes irréfléchis ce qu’il avait de plus précieux actuellement. Il pensait avoir arrêté ses âneries juste à temps. Il allait bientôt découvrir qu’il était déjà trop tard et que c’en était fini de la confiance entre lui et la femme de sa vie.
Ce soir, il quittait leur demeure en toute innocence avec comme arrière pensée de leur faire passer la soirée la plus romantique et la plus inoubliable de leur vie. Un moment intime qu’ils raconteraient à leurs petits-enfants avec une certaine mélancolie, en se tenant par la main et en se coulant un regard follement amoureux, malgré leurs quatre-vingts ans. C’est bien cette image naïve et idéaliste qui occupait l’esprit d’Eugene alors qu’il conduisait la voiture, le cœur léger, le sourire aux lèvres, inconscient du trouble de la jeune femme qu’il voulait épouser. Peut-être que s’il y avait prêté davantage d’attention, il aurait vu que le vent avait tourné en sa défaveur et il aurait pu amorcer quelque chose pour rattraper ses erreurs passées. Mais non. Derrière son regard malicieux et son humour décalé, Eugene pouvait se montrer d’une innocence confondante.
Eugene se souciait peu que son entrain et la robe donnent quelques indices quant à la destinée de ce rendez-vous mystérieux. Même si Leigh devinait pourquoi il avait mis tant de soin à tout préparer, il voulait que ce moment soit parfait. Il était rare qu’il fasse autant d’efforts pour aller au restaurant. D’habitude, ils y allaient sur un coup de tête, sans se préoccuper d’être sur leur trente-et-un. Or, ici, Eugene s’était attelé à la tâche depuis plusieurs semaines déjà et il n’avait qu’une hâte, en quelques sortes, c’était d’arriver au moment où il poserait un genou à terre, les yeux brillants d’émotion, et voir les larmes rouler sur les joues de sa belle. Ce serait un tel soulagement d’avoir passé ce cap qu’à cette simple perspective, il sentit son cœur s’emballer. Cela pouvait paraitre un peu présomptueux de sa part, mais il ne voyait aucune raison pour que Leigh refuse sa demande. Il partait évidemment du principe que son infidélité était passée inaperçue et qu’elle ne referait jamais surface.
Il n’avait pas choisi un restaurant sur Boise, contrairement à ce qu’elle s’imaginait, vu la direction qu’ils prenaient. C’était probablement ce qui était attendu, vu que c’était la ville la plus proche. Il n’y avait rien réservé tout simplement parce qu’il avait trouvé une petite merveille à quelques kilomètres de Ruby Creek Falls. Un restaurant dont la terrasse intérieure donnait une vue magnifique sur le lac. Il était dit que les reflets de la lune qui dansaient sur l’eau avaient fait tomber bien des gens amoureux. En voyant cette description idyllique, Eugene n’avait pas hésité une seule seconde et avait appelé pour réserver une table pour deux. Ils parvinrent donc aux alentours de huit heures sur la petite place devant le restaurant. Une lumière tamisée éclairait l’herbe sous les fenêtres de la bâtisse et, à l’intérieur, des ombres se profilaient avec lenteur comme si tout semblait évoluer à un autre rythme, dans un autre monde. Eugene coupa le moteur et resta un instant silencieux avant de se tourner vers la jeune femme, incapable de garder pour lui son sourire :

« On a quelque chose à fêter, effectivement. Et je voulais que ce soit parfait… »

Il porta la main qu’il tenait dans la sienne à ses lèvres et pressa les lèvres contre la peau douce de sa paume avant d’exercer une légère pression sur celle-ci et de souffler, d’un air presque enfantin « ne bouge pas ! » Il ouvrit la portière et sortit avec prestance avant de faire le tour du véhicule pour venir ouvrir la portière de Leigh et lui offrir sa main pour l’aider à s’extirper de la voiture. Il verrouilla les portes et, le bras de Leigh glissé sous le sien, leurs paumes scellées comme si elles ne devaient plus se lâcher, il l’emmena vers les petites marches qui menaient à l’entrée du restaurant.

« J’ai réservé une table au nom de Cadogan » annonça-t-il quand une hôtesse s’approcha d’eux, tout sourire.

Elle vérifia dans son carnet et les invita à la suivre alors qu’elle les menait vers une table située un peu à l’écart, avec une vue magnifique sur le lac aux mille couleurs. Eugene ne manqua pas une occasion de prouver sa galanterie et tira la chaise de Leigh afin qu’elle puisse s’y installer avant de faire le tour et de s’asseoir face à elle, prenant automatiquement sa main, comme s’il craignait de trop la laisser ce soir.

Leigh Wade avait toujours plus ou moins certaine de son avenir. Elle n'était pas à le programmer au mois près – ni même à l'année près – mais elle avait toujours su ce qu'elle voulait plus tard, et les choses auxquelles elle ne renoncerait jamais : un mari qu'elle aime et qu'il l'aime, des enfants, une vie heureuse. Des classiques, oui, mais surtout des essentielles pour la jeune femme. Elle n'en avait rien caché à Eugene, qui la connaissait de toute façon par coeur avant même qu'ils ne soient ensemble, mais elle ne lui mettait pas la pression non plus. Ils leur arrivaient naturellement d'aborder les sujets « mariages » et « vie de famille » ainsi que « à quand le premier bébé ? » mais jusqu'alors, il n'y avait rien eu de concret. En effet, ils n'étaient pas pressés. Jusqu'à il y a presque un an, Leigh était entièrement satisfaite de sa vie, et si elle était intimement persuadée qu'elle serait la femme de Eugene Cadogan un jour, ainsi que la mère de ses enfants, le fait de devoir attendre encore quelques années ne lui avait pas posé problème. C'était une idée à laquelle elle avait pensé de temps en temps, un sourire aux lèvres. Depuis quelques temps, pourtant, la jeune femme évitait d'y penser. Elle n'aimait pas l'évolution qu'avait pris leur relation ; les non-dits qui avaient pris trop de places, et qui étaient tellement enfouis chez chacun d'eux que Leigh ne savait plus qui savait quoi, sa tromperie, et le reste.. tout cela devenait beaucoup trop compliqué pour la jeune femme. Les choses allaient mieux entre eux, c'était vrai – et Eugene était réellement redevenu l'homme dont Leigh était tombée amoureuse – mais quelque chose s'était brisé dans leur couple, et Leigh ne voyait vraiment pas comment les choses pourraient s'arranger. Un sentiment de malaise s'emparait d'elle chaque fois que leurs amis mentionnaient un engagement « plus sérieux », ou la possibilité de faire des bébés. Et si elle avait encore du mal à l'admettre, la psychologue avait réalisé alors que l'une de ses meilleures amies avait annoncé sa grossesse qu'elle ne pouvait pas aller plus loin dans ses engagements avec Eugene. Elle l'aimait plus que tout, sincèrement. Elle donnerait sa vie pour ce dernier sans même hésiter une seule seconde, mais elle n'impliquerait pas celle d'autres personnes. Maintenant qu'elle savait ce dont il était capable, du peu de respect dont il pouvait faire à son égard, et de l'absence de culpabilité que cela semblait provoquer – ou plutôt ne pas provoquer – en lui, il était hors de question qu'elle y implique des enfants innocents qui risquaient de souffrir d'une situation prévisible – voire déjà installée – et terriblement triste. Mais pour la même raison qu'elle n'avait pas dit à Eugene qu'elle était au courant de tous, elle se donnait du temps pour voir si ce sentiment passait. Après tout, quelques mois auparavant, elle aurait parié que leur relation était finie. Si à l'heure actuelle elle n'était pas certaine que leur relation est un avenir quelconque, elle était pourtant convaincue qu'elle n'était pas finie – peut être même ne le serait-elle jamais.

Lorsque son amoureux coupa le moteur, la belle blonde observa les alentours. Surprise, éblouïe par la beauté des lieux, un large sourire venait éclairer son visage en réponse à ses yeux qui brillaient. Si ce n'était pas Boise, la jeune femme trouvait le choix de Eugene particulièrement romantique – et surtout d'un goût raffiné. Elle ne connaissait pas cet endroit, et en toute honnêteté, elle n'en avait même jamais entendu parlé. Mais cela ressemblait aux scènes romantiques des films. Elle ne quitta pas les lieux du regard, se sentant comme une adolescente découvrant l'amour, que lorsque Eugene prit la parole pour répondre à une question qu'elle avait déjà oublié. Elle ferma les yeux, un sourire tendre sur le visage, lorsqu'il déposa ses lèvres sur celle-ci, et réfléchit à ce qu'il venait de dire. Elle essayait de chercher ce que cela pouvait être, mais en toute honnêteté, elle n'avait plus vraiment de doute. Pour qu'il se montre aussi attentionné, aussi prévoyant, aussi perfectionniste sur les lieux – et la tenue, même -, et surtout aussi amoureux, il n'y avait pas de doute à avoir sur la question. Elle tenta de ne pas y penser, cependant. Pour le moment, tout était parfait – comme son banquier favori le désirait -, tout était simple et elle ne voulait pas que les choses se compliquent. Elle voulait profiter de la simplicité du moment, de l'amour qu'il se portait, et du moment. Mais il venait de faire comprendre que ce soir était le grand soir, et Leigh ne put empêcher qu'une boule se forme dans sa bouche. C'était quelque chose qui aurait du la réjouir, et pourtant, c'était quelque chose qui lui faisait peur. Elle n'avait aucune idée de la réponse qu'elle apporterait. Elle ne souhaitait pas dire « non », c'était bien là sa seule certitude, mais elle n'était pas certaine non plus de pouvoir dire « oui ».

Devenue une experte dès lors qu'il s'agissait de chasser ses émotions, Leigh prit une grande inspiration tandis que Eugene faisait le tour de la voiture, et décida de ne pas y repenser jusqu'au moment venu. Sa réponse spontanée serait sans doute la mieux pour eux deux. Elle attrapa pas sa main, et se dirigea en sa compagnie vers l'entrée du restaurant. Le chemin se fit en silence, et c'était quelque chose que Leigh appréciait grandement dans leur relation. Ils n'avaient pas besoin de parler sans cesse, que ce soit de choses utiles ou non. Lorsqu'ils étaient ensemble, c'était suffisant. Evidemment, ils se parlaient – peut être même plus ces derniers mois que jamais auparavant dans leur relation -, mais le silence ne les gênait pas. N'était-ce pas là la définition de l'Amour ? Se sentir assez bien avec quelqu'un pour pouvoir apprécier d'être silencieux en sa compagnie. Tant qu'Eugene était à ses côtés, la jeune femme se sentait en sécurité. Elle n'avait pas besoin qu'ils se parlent, ni même qu'ils soient l'un à côté de l'autre. Si ils étaient avec un groupe d'amis, par exemple, et que Eugene se trouvait à l'autre bout de la pièce, ou dans une pièce à côté, cela lui suffisait. Il était là, et c'était tout ce qui comptait. C'est la raison pour laquelle elle ne se précipita pas pour entamer la conversation après l'avoir remercié pour sa chaise. Avec attention, elle observa les lieux, comme si elle voulait conserver chaque petit détail dans sa mémoire. Touchée, émue, elle finit par entrelacer ses doigts à ceux de Eugene, et se tourna – enfin – vers lui. « C'est magnifique... C'est parfait. » Elle lui sourit, complice. « Je ne sais pas comment tu as trouvé ce restaurant, mais je sens que tu vas devoir m'y emmener souvent. » Rarement la jeune femme avait-elle eu un tel coup de coeur pour un restaurant en toute honnêteté. C'était d'ailleurs elle qui insistait pour que Eugene et elle essaient un maximum de restaurants différents lors de leurs escapades en amoureux. Mais il y avait ici un sentiment de... c'était étranger à expliquer. Mais c'était comme si Eugene et elle-même appartenaient d'une façon ou d'une autre à ce restaurant. Elle avait pourtant un mauvais prés-sentiment, sans le comprendre, sans en saisir entièrement la portée, sur ce qu'il adviendrait de leur couple une fois la soirée terminée.