Contrairement à beaucoup, Jared n’était pas mal à l’aise dans un hôpital. Il n’y allait pour ainsi dire jamais et les nuits qu’il avait dû passer au Eagle River's Hospital se comptaient sur les doigts de la main. Pourtant, il était bel et bien angoissé alors qu’il faisait les cent pas dans la salle d’attente, tournant le dos à sa meilleure amie installée sur une chaise en plastique. La pièce avait pourtant tout pour plaire, on voyait qu’on avait fait un effort sur la décoration pour que les gens s’y sentent bien, détendus, et non pas dans un endroit où des vies se jouaient souvent. Après tout, Frieda n’était pas malade, elle portait un petit être au creux de son ventre. Le garagiste était persuadé qu’ils auraient dû faire un endroit à part pour les futures mères. Ce n’était pas sain de les faire évoluer dans un lieu où les microbes se baladaient à leur guise et que la mort rôdait toujours à un détour de couloir, qu’il s’agisse d’une longue maladie ou d’un accident fatal. Les murs de la salle étaient colorés, des cadres étaient suspendus, des photos d’enfants souriants, en pleine santé, des mères au visage épuisé mais rayonnant, des pères serrant maladroitement leur enfant contre leur torse, une fierté non dissimulée éclairant leurs traits. C’était cette image-là qui avait attiré le regard de Jared.
Il n’allait pas être père. Il ne pouvait pas se mettre à la place de cet inconnu en imaginant que le nourrisson était le sien. Pourtant, d’un certain côté, il pouvait comprendre la joie aveuglante qui émanait de ce cliché. Cet enfant n’était pas aimé, du moins, le jeune garagiste n’en avait-il pas le sentiment. Il s’agissait du fruit d’un amour d’une nuit – ou à vrai dire, d’une matinée mais ça, il l’ignorait. Il était planté au milieu de familles joyeuses, de cris d’enfants en bas âge qui allaient bientôt avoir un petit frère et une petite sœur et eux, ils étaient là, comme deux intrus. Du moins, c’était la sensation qu’il avait lui, il ne savait pas trop pour Frieda, il n’arrivait pas à sonder son cœur, comme si cette grossesse avait dressé un mur opaque entre eux. Il pouvait toujours la voir mais il ne parvenait pas à percevoir ce qui se passait au-delà de ce qu’elle daignait lui montrer. Leur relation s’était fragilisée, elle ne tenait certainement qu’à un fil mais Jared faisait tout pour la préserver, pour ne pas la briser. Car il avait beau être meurtri, avoir le cœur brisé par cette situation, il ne pouvait concevoir un monde sans elle. C’était impossible. Son univers tournait autour de Frieda, même s’il tâchait que cela ne soit pas trop évident. De quel désespéré aurait-il eu l’air si on avait su ? Vu ? Senti à quel point il ne voyait rien d’autre qu’elle ? Mais à trop se leurrer n’avait-il pas obtenu le résultat inverse ? Maintenant, il était le bouffon, les gens semblaient voir son désarroi et secouaient la tête d’un air compatissant. Il était le gars qui accompagne sa meilleure amie enceinte à une échographie. Pas le père du gamin, non, le pingouin qui se levait, qui assumait ce que l’autre n’assumait pas.
Finalement, il ne savait pas grand-chose de la relation Frieda-Tobias, il ne posait pas de questions et ils n’en parlaient pas. C’était bien simple, le prénom de l’Indien n’était venu sur le tapis qu’à une ou deux reprises et pour le reste, Jared le préférait là où il était : dans le vague, dans l’inconnu, la brume. Le garagiste préférait passer pour l’innocent qui ne comprenait rien à ce qui se passait que de supporter son rival. Il n’aurait pas pu rester dans la même pièce, c’était aussi simple que ça. Il était déjà suffisant qu’il se compare à ce garçon sans qu’il ait en plus à voir sa supériorité, ce qui avait dû tant plaire chez lui et que lui-même ne possédait pas. L’injustice était telle que Jared se taisait, une fois de plus. Il terrait, taisait ses sentiments, sa peine. Il ne pouvait même pas parler de déception parce que déçu, il ne l’était pas. Brisé, meurtri, atterré, désespéré autant que vous voulez mais pas déçu. Frieda n’aurait jamais pu le décevoir. Elle était sa lumière, sa meilleure amie, son tout, jamais elle ne serait reléguée à la case déception, même s’il se pouvait que ça soit l’image que donnait l’attitude de Jared.
Perdu dans ses pensées, il lui fallut un cri, puis deux, pour que sa vue redevienne nette et précise et qu’il retrouve le sourire trop parfait du père de famille qui semblait se moquer de lui, exhiber son bonheur au jeune homme blessé, plongé dans le doute. Quel avenir s’offrait à lui, à présent ? Celui de l’éternel meilleur ami, infaillible, qui passerait outre tous les problèmes qui se poseraient à eux, alors qu’elle donnerait son amour à d’autres ? Que feront-ils de plus qui les avantagera, qui dira qu’ils la méritent plus que lui ? C’était absurde mais c’était là que Jared se perdait. La perspective d’avenir qui s’offrait à lui était loin de le ravir et de ne pas savoir de quoi serait fait demain l’angoissait au plus au point. Pourtant, il aurait dû se dire que tant qu’elle était là, tant qu’elle avait besoin de lui, il survivrait à toutes les tempêtes, à tous les cataclysmes. Rien ne les séparerait. Et c’est cette certitude qui le fit se retourner, se détourner du bonheur évident de ces inconnus pour revenir près de la jeune femme.

« Ça va ? » souffla-t-il à défaut de savoir quoi dire d’autre.

Il avait le sentiment que parler attirerait forcément l’attention des autres parents sur eux, qu’ils verraient qu’ils n’étaient pas en couple et qu’il n’était pas le père de l’enfant – s’ils ne le savaient pas déjà avec les rumeurs qui avaient couru à l’annonce de la grossesse de Frieda. Il devait avoir l’air tellement maladroit, tellement… Il ne savait même pas expliquer ce qui lui torturait le cœur mais il avait le sentiment qu’il était incapable de dissimuler ce qui en coulait. C’était comme si toute joie s’était envolée. Il devait avoir l’air constamment dépourvu de toute énergie et ce n’était pas loin de la vérité mais il faisait ce qu’il pouvait pour garder la tête hors de l’eau et ne pas rendre les choses encore plus bizarres avec Frieda. Elle avait déjà suffisamment à supporter sans qu’elle doive le soutenir lui. Ce serait vraiment le monde à l’envers.

« Mademoiselle Ellerby ? »

Jared leva machinalement la tête, comme si c’était lui que l’on interpelait. Une jeune femme était apparue dans l’embrasure de la porte et leur souriait. Ou, plutôt, elle souriait à Frieda. Il se sentit d’autant plus insignifiant alors qu’il se levait, s’empressant de prendre leurs affaires, pour la suivre dans la pièce voisine où tout semblerait encore plus réel, encore plus imposant et s’il n’avait pas eu les mains pleines il aurait certainement attrapé la main de Frieda pour se donner du courage. Peut-être que c’était mieux ainsi, il fallait juste qu’il garde une chose en tête : ne pas craquer. S’il ne craquait pas, s’il ressortait vivant dans cette visite, alors tout irait bien, il surmonterait les quelques mois qui restaient et ils aviseraient ensuite.

Il n’avait jamais rien lu de concret en ce qui concernait les bébés, malgré le fait qu’il sache depuis un moment, il n’arrivait pas à se dire qu’il y avait réellement quelque chose qui grandissait dans le ventre de sa meilleure amie. Elle s’arrondissait – s’embellissait, si c’était encore possible – et était en bonne voie pour être mère mais c’était comme si tout cela était abstrait tant que l’enfant ne poussait pas son premier cri. Il se sentait ignare, surtout à cet instant précis, comme il pénétrait dans le cabinet du médecin. Il n’avait qu’une image très vague de ce qui allait se passer et cette image provenait essentiellement de films qu’il avait pu voir où un personnage mettait au monde, dans la souffrance, dans les larmes et les grimaces, un petit être tout ensanglanté. C’est précisément cette apparition qui lui traversa l’esprit alors qu’il découvrait le décor qui s’offrait à lui. Il jeta un coup d’œil à Frieda et déglutit. Il ne pouvait pas imaginer une seule seconde la voir dans cet état. Il se sentirait impuissant, vulnérable, inutile. Il ne serait probablement pas là, ce serait une fille qui lui tiendrait la main, ou Tobias, s’il avait ce courage. Pourtant, Jared ne pouvait pas s’empêcher de voir la scène comme s’il y était. Où serait-il lorsque le moment de la délivrance serait-là ? Probablement en train de faire les cent pas dans la salle d’attente, à se ronger les ongles d’anxiété et à attendre avec impatience le moment où il pourrait aller voir la jeune maman.
Mais il était trop tôt pour se lancer dans de tels scénarios. Ils n’étaient pas là parce que le bébé était sur le point de montrer le bout de son nez, ils étaient là pour une simple visite, une échographie qui lui permettrait peut-être d’enfin se mettre dans le crâne que bébé il y avait, qu’il n’y échapperait pas. Cependant, rien ne semblait simple dans cette situation, surtout pas les tourments que les événements avaient fait subir à son cœur. Encore moins l’avenir qui semblait plus brumeux que jamais. Il n’arrivait même pas à s’imaginer une seule seconde ce que pouvait ressentir Frieda, tiraillée entre un futur père pour lequel elle n’éprouvait rien de particulier, un ami – car Jared n’arrivait pas à mettre l’étiquette petit ami sur le front de Casey – présent mais qui devait sérieusement douter de la situation et un meilleur ami qui ne faisait pas son devoir. Elle devait se sentir tellement perdue et il était incapable de passer les bras autour d’elle pour la serrer contre lui. La proéminence de son joli ventre venait toujours refroidir un contact, une étreinte. Il savait par quoi elle était passée, il aurait dû passer outre ses terreurs et ses doutes mais il n’y parvenait pas. Chaque jour qui passait, chaque fois qu’il réalisait qu’elle s’était encore alourdie, il se rendait compte qu’il risquait de la perdre. Elle ne le verrait certainement pas de cet œil s’il faisait part de ses craintes mais comment pouvait-elle se douter qu’il y avait une éternité qu’il ne la voyait plus comme une meilleure amie mais bien comme l’amour de sa vie ? Le plus étrange, dans tout cela, c’est que tout le monde semblait le remarquer, mais jamais ce secret n’avait réussi à faire basculer leur complicité. Ce qui la faisait vaciller, c’était l’incapacité de Jared à surpasser ce sentiment d’infériorité, cette pression qu’il sentait peser sur ses épaules.
En pénétrant dans la petite salle, Jared inspira profondément et rassembla tout le courage qu’il possédait pour se faire une raison et se lancer un défi : celui de se montrer fort, d’être l’ami idéal en ces circonstances et soutenir Frieda plutôt que de rendre l’ambiance encore plus étrange. Elle faisait preuve d’un courage extraordinaire, gérait cette situation du mieux qu’elle le pouvait, ce n’était pas à lui de rendre les choses plus difficiles, au contraire, et cette résolution apaisait quelque peu Jared. S’il passait cette épreuve, s’il ne se décomposait pas en voyant le petit cœur battre, s’il arrivait à maitriser son visage et sa voix, alors ce serait gagné, le reste serait dur, mais pas insurmontable. Peut-être était-ce l’attitude bienveillante de la dame qui les accueillit, peut-être était-ce grâce à ce sermon intérieur, quoi qu’il en soit, Jared se sentit un peu mieux et il attendit la suite des événements, n’osant pas prendre les devants mais restant tout de même présent, sensible à tout ce qu’il se tramait autour de lui et plus particulièrement tout ce qui concernait Frieda. Quand le médecin prit la parole, Jared l’écouta distraitement, la fixant d’un air absent en se demandant si elle avait la moindre idée de la réalité de cette grossesse. S’ils lui décrivaient la situation actuelle, dirait-elle qu’elle avait vu pire ? Elle ferait sûrement preuve de distance, elle n’entrerait pas plus que nécessaire dans la vie de Frieda, elle devait être professionnelle. Mais Jared était comme ça, quand il était angoissé, tout un tas de pensées lui traversaient l’esprit, sensées ou non. Il ne revint à la réalité que lorsqu’elle le regarda. Il se sentit alors légèrement rougir et il baissa les yeux. Elle essayait de détendre l’atmosphère mais Jared était certain d’une chose, ils ne seraient détendus qu’une fois dehors, à l’air libre, avec le soulagement qui accompagnait la fin d’une corvée. Ce n’était pas vraiment qu’il considérait cette visite comme une corvée, mais il devait avouer avoir été plus à l’aise et il se sentait tellement maladroit et inutile qu’il aurait voulu abréger cette première rencontre. Le ton assuré et confiant de la femme sembla avoir l’effet escompté parce que Jared sentit Frieda se détendre, sans même la regarder. C’était comme s’il était relié à elle par un fil électrique invisible et que chaque émotion qui la traversait était automatiquement transmise à Jared pour qu’il partage son malaise ou son bien être. Il lui jeta un petit coup d’œil, toujours muet puis, instinctivement, il tendit la main et la posa sur celle de sa meilleure amie, guettant son regard, lui offrant le sourire le plus sincère qu’il puisse donner. Il voulait qu’elle sache qu’il était là, quoi qu’il arrive, même si elle devait déjà le savoir. Tant qu’il serait dans les parages, il ferait tout pour l’épauler et si un jour il devait disparaitre de son entourage, ce ne serait pas par sa propre volonté mais parce qu’elle en ferait le choix. Encore une fois, il rejeta cette idée folle et tourna ses yeux tendres vers la dame.

« Alors, c’est quoi la prochaine étape ? »

Il n’était pas certain d’avoir formulé une question qui avait du sens. Il se disait que s’il avait lu, s’il s’était instruit, avait profité de ces dernières semaines pour bouquiner sur les grossesses, il ne poserait pas une question aussi naïve mais comme le médecin dégageait une aura rassurante, il se dit qu’elle l’éclairerait bien et que quels que soient ses conseils, Jared les engloutirait pour les mettre en œuvre dès que ce serait nécessaire.